« […] être d’avant-garde, c’est savoir ce qui est mort; être d’arrière-garde, c’est l’aimer encore. » (Roland Barthes, « Réponses », Œuvres complètes, t. III).
Cette semaine, toutes mes lectures ont été de bons crus – ce qui n’est pas très étonnant quand on choisit des classiques.
Je me suis enfin plongée dans Les antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes d’Antoine Compagnon, que je devais lire depuis des mois. Bizarrement, le titre ne m’attirait pas du tout, sans doute parce que ce nom « les antimodernes » me semblait désigner des vieux schnoks ou des illuminés à la Zemmour qui s’insurgent contre le mouvement de l’histoire en continuant à brandir des banderoles déchirées, le drapeau blanc pour le comte de Chambord et un sexisme nauséabond pour d’autres. Dans mon esprit confus et, il faut bien le reconnaître, absolument inculte en la matière, les génies étaient forcément modernes et d’avant-garde : les attardés de l’arrière-garde me semblaient balayés par le vent sans pitié du progrès… D’ailleurs, qui lit encore Joseph de Maistre?
Alors évidemment, le livre de Compagnon a été un vrai choc: Flaubert, Baudelaire – pourtant le « peintre de la vie moderne« ! – Proust ou Barthes étaient en fait – roulement de tambour – antimodernes, alors qu’ils incarnèrent une modernité dont ils contribuèrent en outre à préciser les contours. Antimodernes ou « modernes malgré eux« , résistant de toutes leurs forces au monde moderne dont ils pleuraient l’avènement, ces dandys mélancoliques étaient donc d’arrière-garde au sens où Barthes la définissait : « […] être d’avant-garde, c’est savoir ce qui est mort; être d’arrière-garde, c’est l’aimer encore. »
Et Compagnon le reformule : « On ne saurait mieux définir l’antimoderne comme moderne, pris dans le mouvement de l’histoire mais incapable de faire son deuil du passé. » Tout-à-fait Proust, et un peu moi peut-être.
Alors si le traditionalisme a été progressivement déclassé dans la vie politique française, le génie antimoderne, lui, s’est taillé la part du lion dans la littérature, au moins jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale. De Flaubert au Journal inutile de Paul Morand, les antimodernes vomissent le suffrage universel – que de Maistre qualifiait de « canaillocratie« – et dénoncent l’optimisme béat des Lumières qui croient en une prétendue bonté naturelle de l’homme. En dignes fils de Schopenhauer, leur pessimisme invétéré piétine la foi en un progrès continu. Et mue par une flamme sublime, leur plume ne s’élance jamais mieux que dans la vitupération, « alliance de prédiction et de prédication« , dit Compagnon, « des saccades fréquentes du sublime au quolibet« , écrivait Lamartine sur de Maistre.
Le problème avec Compagnon, c’est que ses livres suscitent d’abord une forme d’exaltation, tant qu’on a l’impression d’ouvrir enfin les yeux sur ce qu’on croyait bien connaître, puis dans un second temps vient l’abattement : quand on mesure le travail que ce livre a dû lui demander, on se demande s’il est encore possible d’écrire sur Proust quand on vient après lui, Tadié et Kristeva.
Du coup j’ai aussi lu Carnets de thèse de Tiphaine Rivière (*), que je voulais acheter depuis des mois, et c’est vraiment génial. Tout y est tellement vrai, des absurdités administratives de la fac aux grands moments de solitude à la BNF – quand on se demande si on n’a pas loupé une formation pour apprendre à se repérer dans les 189 000 ouvrages qu’affiche le catalogue. Sans parler des Noël qu’on redoute parce que des tantes pleines de bonnes intentions nous demandent de nous résumer notre sujet, ou des caissières qui nous donnent le cafard en nous expliquant que leur thèse n’a jamais débouché.
Je me suis enfin plongée dans Les antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes d’Antoine Compagnon, que je devais lire depuis des mois. Bizarrement, le titre ne m’attirait pas du tout, sans doute parce que ce nom « les antimodernes » me semblait désigner des vieux schnoks ou des illuminés à la Zemmour qui s’insurgent contre le mouvement de l’histoire en continuant à brandir des banderoles déchirées, le drapeau blanc pour le comte de Chambord et un sexisme nauséabond pour d’autres. Dans mon esprit confus et, il faut bien le reconnaître, absolument inculte en la matière, les génies étaient forcément modernes et d’avant-garde : les attardés de l’arrière-garde me semblaient balayés par le vent sans pitié du progrès… D’ailleurs, qui lit encore Joseph de Maistre?
Alors évidemment, le livre de Compagnon a été un vrai choc: Flaubert, Baudelaire – pourtant le « peintre de la vie moderne« ! – Proust ou Barthes étaient en fait – roulement de tambour – antimodernes, alors qu’ils incarnèrent une modernité dont ils contribuèrent en outre à préciser les contours. Antimodernes ou « modernes malgré eux« , résistant de toutes leurs forces au monde moderne dont ils pleuraient l’avènement, ces dandys mélancoliques étaient donc d’arrière-garde au sens où Barthes la définissait : « […] être d’avant-garde, c’est savoir ce qui est mort; être d’arrière-garde, c’est l’aimer encore. »
Et Compagnon le reformule : « On ne saurait mieux définir l’antimoderne comme moderne, pris dans le mouvement de l’histoire mais incapable de faire son deuil du passé. » Tout-à-fait Proust, et un peu moi peut-être.
Alors si le traditionalisme a été progressivement déclassé dans la vie politique française, le génie antimoderne, lui, s’est taillé la part du lion dans la littérature, au moins jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale. De Flaubert au Journal inutile de Paul Morand, les antimodernes vomissent le suffrage universel – que de Maistre qualifiait de « canaillocratie« – et dénoncent l’optimisme béat des Lumières qui croient en une prétendue bonté naturelle de l’homme. En dignes fils de Schopenhauer, leur pessimisme invétéré piétine la foi en un progrès continu. Et mue par une flamme sublime, leur plume ne s’élance jamais mieux que dans la vitupération, « alliance de prédiction et de prédication« , dit Compagnon, « des saccades fréquentes du sublime au quolibet« , écrivait Lamartine sur de Maistre.
Le problème avec Compagnon, c’est que ses livres suscitent d’abord une forme d’exaltation, tant qu’on a l’impression d’ouvrir enfin les yeux sur ce qu’on croyait bien connaître, puis dans un second temps vient l’abattement : quand on mesure le travail que ce livre a dû lui demander, on se demande s’il est encore possible d’écrire sur Proust quand on vient après lui, Tadié et Kristeva.
Du coup j’ai aussi lu Carnets de thèse de Tiphaine Rivière (*), que je voulais acheter depuis des mois, et c’est vraiment génial. Tout y est tellement vrai, des absurdités administratives de la fac aux grands moments de solitude à la BNF – quand on se demande si on n’a pas loupé une formation pour apprendre à se repérer dans les 189 000 ouvrages qu’affiche le catalogue. Sans parler des Noël qu’on redoute parce que des tantes pleines de bonnes intentions nous demandent de nous résumer notre sujet, ou des caissières qui nous donnent le cafard en nous expliquant que leur thèse n’a jamais débouché.
Tiphaine Rivière, nouvelle idole de tous les thésards de la terre. Sa BD est tellement drôle que j’en oublie mes antimodernes de génie. Et finalement, sentir que je pourrais être l’amie ou la sœur de cœur de Tiphaine Rivière me console un peu de ne pas être Compagnon.
(*) Seuil
A suivre.
Tous les vendredis, Le journal d’une thésarde, voir l’intégrale.
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