Lorsque Thomas Ostermeier s’empare de La Mort à Venise, la nouvelle publiée par Thomas Mann en 1912, l’adaptation devient recréation éblouissante qui superpose les références et les épaisseurs d’art pour explorer la profondeur du sentiment. Ou comment un chef d’œuvre en engendre un autre.
Paris – Théâtre de la Ville. Jusqu’au 23 janvier
Adapter un chef d’œuvre à la scène, quand un réalisateur de génie en a déjà tiré un film mythique, peut sembler un défi périlleux. Thomas Ostermeier, qui dirige la Schaubühne de Berlin depuis 1999, dépasse pourtant les espérances de ceux qui n’avaient pas pu assister à sa création de la Mort à Venise au festival «Mettre en scène» de Rennes, en novembre 2012. Les inconditionnels de la nouvelle de Thomas Mann, comme ceux du film que Luchino Visconti réalisa en 1971, n’y trouvent rien à redire : Ostermeier crée l’événement, pour sa première mise en scène au théâtre de la Ville.
Le prélude nous étonne : les spectateurs encore debout, avant que les lumières s’éteignent, un comédien commence à réciter des bribes presque inaudibles de La Mort à Venise. Le piano à queue émet quelques notes, trois jeunes filles dansent, une grosse femme en maillot de bain expose ses chairs croulantes : la pièce s’ouvre, l’air de rien, en clair-obscur à la Rembrandt. On se sent loin d’une fin d’été sur la lagune, de la lumière éblouissante qui entoure Dirk Bogarde dans le film de Visconti. Après quelques minutes le décor se précise et on reconnaît la salle à manger d’un hôtel élégant. Trois hautes fenêtres laissent entrer une lumière tamisée, que rappellent les taches blanches des rideaux et des costumes crème. Les mouvements fluides des jeunes filles et des voilages ouvrent cette scène d’intérieur sur une plage, qu’on devine derrière les fenêtres.
Un homme d’un certain âge, l’Aschenbach de la nouvelle, lit son journal quand survient le coup de foudre en la personne du jeune Tadzio. Précédé de ses trois sœurs, le garçon en maillot de bain s’immobilise et l’illumination a lieu. Le visage d’Aschenbach, interprété par Josef Bierbichler, apparaît en gros plan sur un écran qui occupe le fond de la scène : il dégage une intensité dramatique extrême, avec une économie d’expressions qui traduit une pudeur renversante. Son chant déchirant, un extrait des kindertotenlieder de Mahler (écouter…), suggère le ravissement brutal par l’amour. Entre littérature, danse, opéra et cinéma, les références se multiplient – c’est aussi une musique de Mahler, mais la symphonie n°5, qui avait rendu inoubliable le film de Visconti– au point de se brouiller les unes les autres. Comme Ostermeier, qui avait refusé de voir le film culte de Visconti pour préparer sa mise en scène, le spectateur oublie les chefs d’œuvres antérieurs. Une interruption du fil dramatique, par des cameramen sourcilleux qui entrent en scène et pointent les infidélités du dramaturge, semble nous le dire explicitement : le respect de la lettre n’est pas son ambition, mais bien de s’inspirer très librement de ce texte légendaire.
L’asymétrie du désir entre l’amant et l’aimé est ensuite mise en scène, dans le face à face entre le vieil homme solitaire, seul à sa table, et le jeune Tadzio qui dîne gaiement, entouré de sa famille. Le grotesque de la situation s’accroît quand surviennent des danseurs importuns, qui rendent visible le contraste entre le vieux corps maladroit d’Aschenbach, et la vivacité gracieuse de Tadzio et ses sœurs. Le grotesque, cette dégradation de l’humain qui suscite un rire teinté de malaise, prend ici son sens fort. Le vieil homme se maquille en clown triste et dérisoire, alors que l’épidémie de choléra commence à créer une ambiance délétère et morbide.
Et c’est ce combat avec la mort que joue le dernier tableau, en un paroxysme de beauté. Les trois sœurs, devenues mi-femmes mi-oiseaux en sous-vêtements chair, se livrent à une danse déchaînée sous une pluie d’algues noires. Cette chorégraphie de Mikel Aristegui, au-delà d’un érotisme agonisant, semble exprimer la vulnérabilité et les derniers soubresauts de l’homme devant la mort. La pureté des kindertotenlieder, ces «chants sur la mort d’un enfant», est altérée par un mixage qui crée des effets d’alternance et de discontinuité entre le son et le silence, comme pour annoncer la tension entre la vie et le néant. L’amour et la mort restent l’équation indépassable, que l’art et la beauté semblent seuls à pouvoir résoudre.
Thomas Ostermeier et la Schaubühne au théâtre de la Ville :
Mort à Venise jusqu’au 23 janvier
(Un Ennemi du peuple du 27 janvier au 2 février)
photos © Arno Declair
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