🖋 « Tous les hommes du roi » de Robert Penn Warren: réédition d’un grand livre
Lecteur, tu ne manqueras pas d’être Jack Burden. D’abord ce loser à la David Goodis ou à la Jim Thompson, aristocrate à regarder la lune dans le caniveau; puis fantôme intranquille et Sisyphe sans qualité traversant ses vies et se laissant traverser par les autres; enfin l’élu plus jamais dupe d’une vérité rédemptrice. Seul Lacan ajouterait que le nom du père …
Et tu peux rentrer chez toi l’esprit léger, car tu auras appris deux très grandes vérités. La première, c’est que tu ne peux pas perdre ce que tu n’as jamais eu. La seconde, c’est que tu n’es jamais coupable d’un crime que tu n’as pas commis. À l’Ouest, on retrouve l’innocence et l’opportunité d’un nouveau départ.
À condition de croire au rêve qui t’attend là-bas.
Il y a des tas de pauvres chez nous, c’est certain, mais l’état, lui ne l’est pas. Simplement, c’est à qui mettra les pieds dans l’auge avant le voisin quand arrive le moment de se goinfrer. Et j’ai bien l’intention de bousculer tous ces vieux museaux qui tapent dans la gamelle.
Willie Stark, gouverneur, dit « Le boss »
À l’entame du livre, il s’agit de détourner de son choix politique un magistrat influent et intègre de réputation. Dans le rapport de force entre l’élu et ses ennemis qu’ils soient riches ou conservateurs le juge Irvin, peut faire pencher la balance d’une réélection. « Le boss » charge Burden de trouver « quelque chose à déterrer » pour le contraindre.
Robert Penn Warren (1905-1989) est une plume du roman politique. Ce qu’il écrit des années trente-quarante en Louisiane renvoie immanquablement à l’usage de la dague du poison ou de la hache chez les anciens, au cassage numérique de réputations ou à l’étalage des turpitudes chez les modernes, sans garantie que les pages du Canard enchaîné soient plus efficaces, ou que Trump et Macron ne soient pas du même acabit libéral comme le dirait l’économiste Piketty dans un journal du soir.
Dans ce puzzle tragique sans télé et sans internet (Warren en fit d’abord une pièce de théâtre) apparaissent dans la fumée des cigares parmi tous les hommes du roi : la conseillère du prince et amante Sadie Burke; l’évanescente, amoureuse éconduite et amante Anne Stanton, Adam son frère médecin au cœur gros et à la naïveté confondante, deux amis d’enfance de Burden; l’obése et magouilleur Tiny Dufy; le porte flingue et chauffeur Sugar boy O’Shean. Tous fragiles. Tous soumis, dominateurs ou tristes à faire là où ils sont assignés par les jeux du pouvoir. Tous manipulateurs pour de bonnes ou mauvaises raisons. Burden qui voit le « passé comme une chose précieuse qui allait nous être arrachée et j’eus peur de l’avenir » enquête et avance dans toujours plus de complexités. Il y aura morts d’hommes. « Tous les hommes du roi » est un habile précis d’histoire américaine aux conséquences métaphysiques.
Jack Burden, féru d’histoire, une passion délaissée, revoit sa croyance désespérée selon laquelle aucun individu ne peut être responsable des conséquences de toute action dans le chaos et le tumulte du temps. Il finira par comprendre ses pères, réel ou supposé. Il reconsidérera son point de vue sur ses motivations, ses responsabilités, ses compromissions. En fait, il est convaincu que le présent n’existe pas, que les acteurs de l’actualité ne sont que des fantômes, au mieux des marionnettes manipulées par leur chefferie, dérisoires et prises au piège d’un passé qui ne se laisse finalement enfermer dans aucun placard.
L’âpreté de l’air te déchire quand même la gorge, comme si tu étais un avaleur de sabre qui aurait utilisé une lame de scie par erreur.
Ce roman, dans sa subtile et très tenue narration, décrit l’action, laisse décanter, enfile la description des grands espaces, des champs de coton, des nids de poule, laisse reposer, enchaîne sur l’introspection métaphysique (amours et filiations incertaines, responsabilité, fidelité, mythe du salut), reprend sur l’action, épuise la réflexion sur la quête de la vérité et l’usage du mensonge en politique. Remarquable faiseur de dramaturgie, Penn Warren alentit le fonctionnement inexorable d’une mécanique destructrice qui laisse infuser la curiosité du lecteur avant de le laisser accéder, aux dernières pages, à l’agonie ou la rédemption sans que sa curiosité et sa soif d’être Burden jusqu’au bout ait en rien diminué.
Ph L
« Robert Penn Warren signe un roman somptueux, auquel il est temps de pleinement reconnaître son statut de classique.« Seul écrivain à avoir reçu trois prix Pulitzer, Robert Penn Warren (1905-1989) est aux côtés de Faulkner, Fitzgerald et Hemingway, l’un des plus grands écrivains américains. Poète, essayiste, universitaire, romancier, critique, son œuvre est tout entière traversée d’une réflexion sur le tumulte qu’est l’Histoire, et sur l’identité de l’homme à travers la perte de son innocence. Armé de la méticuleuse démarche de l’historien et de l’œil avisé du photographe, il a démontré dans chacun de ses livres une farouche volonté de capturer le réel et d’en faire un héritage. Convaincu que la plupart du temps la réalité n’est que le produit de nos fantasmes, ou de notre mal de vivre, Penn Warren était un « de ces partisans de l’intranquilité, jamais aussi à l’aise dans leur art que lorsqu’ils mettent le doigt là où ça fait mal, et qui nous rappellent que la vie ne saurait être dignement vécue qu’en acceptant de prendre à son compte les mauvais souvenirs en même temps que les bons; qu’en acceptant de refuser l’oubli.» Si son exploration des questions métaphysiques et morales flirte avec la philosophie, elle offre surtout une perspective poétique au monde. Pivot de sa carrière, reflet d’une remise en question, cœur d’une recherche de soi à l’issue de laquelle Penn Warren sortira comme « converti », grande œuvre intemporelle, voici Tous les hommes du roi. »
(Postface de Michel Mohrt)
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