Cette semaine, Robin s’agace d’être en vrac dès que l’eau entre en jeu. Chahuté par une mer qui l’impressionne de plus en plus à mesure que le temps passe, il s’inquiète de ne pas progresser.
Quand la mer prend toute la place
La mer, la mer, la mer… Quoi de plus évident que d’être obnubilé par elle lorsqu’on fait le choix de partir vivre sur une île. En m’installant ici, je savais qu’elle prendrait beaucoup de place dans ma vie. Mais je ne pouvais et ne peux toujours pas présumer quelle est ou quelle doit être précisément cette place. Je ne sais si je dois la craindre ou continuer à l’admirer. À vrai dire, à trop la regarder, elle commence sérieusement à m’inquiéter. Plus je l’observe, plus elle m’impressionne. Quand, après plusieurs semaines de calme, un coup de vent est annoncé au large et que je la vois du haut de mes rochers qui commence à se lever, je sens qu’elle m’effraie, que ses mouvements m’étourdissent. Est-ce parce que je prends de plus en plus la mesure de sa force d’une part et de ma petitesse de l’autre? Est-ce parce que mon imaginaire est nourri des romans de Joseph Conrad et que le simple mouvement d’un bateau chahuté me transporte dans une aventure sans fin? Je ne sais pas. Mais une chose est sûre, si je croyais avoir à peu près le pied marin en arrivant, force est d’admettre que je suis loin d’être au point lorsqu’il s’agit de naviguer.
La mer, la mer, la mer… Moins je la fréquente et plus je l’appréhende. En vérité, je ne la fréquente pas autant que je l’aimerais. J’aimerais naviguer plus. J’aimerais, parfois, aller me balader le long des falaises déchirées, partir à la découverte de nouveaux trésors… Il m’est bien sûr arrivé une fois ou deux de parcourir, hésitant, les environs. D’esquiver les innombrables îlots affleurants pour me frayer un chemin et faire un tour, juste un p’tit tour. Mais hormis ces brèves échappées belles, on ne prend la mer avec Zoé que pour rejoindre le continent et nous ravitailler, passer une journée à la ville, aller chercher un ami ou récupérer une livraison. C’est peu, mais cela suffit à user les bateaux déjà bien usés que nous avons ici, et à user par là-même nos nerfs, tant il devenu courant que traversée rime avec fiasco. Moi qui pensait progresser à mesure que les mois passent, j’ai l’impression qu’il est de plus en plus fréquent que tout déconne, à quai comme à bord, et que l’on passe de sales quarts d’heure voire de sales journées du fait des excès d’énervements que nos maladresses suscitent chez moi.
L’habitude qui ne vient pas
Hier soir, alors que le vent s’était levé depuis une heure ou deux, j’entendis au loin le bruit sourd d’un chalutier qui longeait notre île avant de filer vers le large. Angleterre, Islande ou plus loin encore, je n’ai aucune idée de quel était son cap mais j’ai couru tant que j’ai pu pour rejoindre une plage et l’observer une minute ou deux combattre le vent et danser au gré de la houle. Une scène a priori banale lorsqu’on vit sur une île, mais qui m’impressionne plus encore que lors des premiers mois passés ici. Je sens bien que je la regarde différemment à mesure que les semaines passent, la mer. Mon oeil est plus acéré, plus précis qu’aux premiers jours, plus prévenu aussi. Et c’est sans doute là que se joue le changement. Car si la simple danse d’un chalutier pris dans une mer qui bouillonne tend à m’impressionner, inutile de préciser que lorsque c’est moi qui suis aux commandes de notre petit bateau, peu s’en faut pour que mes jambes se mettent à trembler.
Moi qui avait peur de trop vite m’habituer à ce nouveau décor et à cette nouvelle vie, je réalise finalement que la route sera longue avant d’être blasée. Et c’est tant mieux. Mais si peu m’en faut pour m’impressionner, peu m’en faut également pour avoir l’impression de perdre le contrôle, sentir la manœuvre m’échapper et le bateau avec. En mer, si le moteur fonctionne correctement et que je pense à mettre de l’essence avant de partir, en général, tout va bien. Mais à l’approche du continent, du port ou de la petite cale de l’île dont nous sommes les gardiens, je sens souvent la pression monter. Trop de fois j’ai tapé le bateau contre la cale à cause d’une vitesse excessive ou d’un mauvais calcul de distance. Trop de fois j’ai vu le bateau partir dans les rochers à cause d’une manœuvre trop approximative. Trop de fois j’ai frôlé le bateau d’un autre îlien faute d’avoir su garder mon calme lorsque je sentais la manœuvre m’échapper. Trop de fois encore j’ai vu les pêcheurs ou les gars du coin se moquer de nous tant nos gestes sont maladroits et tant nous sommes mal organisés. Alors je m’agace, espérant par-là que l’on retienne Zoé et moi quelques leçons. Bien sûr, ça ne marche pas. Zoé s’en moque, elle ne s’en cache pas. Moi par contre, je ne m’en moque pas. La plupart du temps, j’ai honte de me noyer dans un verre d’eau, honte de ne pas être capable d’accoster correctement ou de garder nos affaires au sec. Mais en rentrant, lorsque je me plonge dans les aventures de Conrad dans ses célèbres Typhon, Jeunesse ou Au cœur des Ténèbres ou celles de quelques marins portugais du 13ème siècle, je me dis qu’elles sont bien ridicules nos avaries, bien petites ces vagues qui tapent la coque de nos embarcations, bien tranquilles nos traversées.
Jusqu’au prochain épisode et la prochaine galère…
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