🎭 “I Am Europe », Falk Richter antidote au repli identitaire
Entre espoir et inquiétude, ce spectacle choral vif et enjoué, écrit et mis en scène par le dramaturge allemand en collaboration étroite avec les comédiens, prends le pouls d’un continent tiraillé par la montée du nationalisme et du populisme. Loin de la défense d’un soi-disant « mode de vie européen », qui n’a jamais existé.
Il s’appelle Gabriel. Mais son vrai prénom, celui qui est mentionné sur ses papiers d’identité, c’est Nuno. Quand ils sont arrivés en Savoie, ses parents portugais l’ont renommé Gabriel trouvant que Nuno ne sonnait pas assez français. Ayant vécu au Portugal, en France, en Belgique et en Italie, Gabriel ne se sent appartenir à aucun de ces pays en particulier. « Je ne me sens pas représentant d’une nation. Je ne suis pas multinational. Je ne suis pas national du tout. Je ne représente rien d’autre que moi-même« , explique-t-il.
Aux côtés de Gabriel, il y a aussi Charline, Tatjana, Khadija, Lana, Piersten, Douglas et Mehdi, acteurs et héros de, I Am Europe, spectacle de Falk Richter créé en janvier au Théâtre national de Strasbourg. De nationalités différentes et même pour certains issus de l’immigration, tous pourraient dire, comme Gabriel, qu’ils ne représentent qu’eux-mêmes.
En concevant cette pièce chorale sur la question hautement sensible de la construction européenne, le dramaturge et metteur en scène allemand a eu l’idée judicieuse de partir de l’expérience vécue des comédiens pour, loin du pensum poussif auquel ce sujet donne régulièrement lieu sur les planches des théâtres, s’interroger sur ce que cela signifie aujourd’hui de vivre en Europe.
Un continent inquiet
Cette vision à la fois ancrée dans le réel, mais forcément subjective, il l’inscrit dans une perspective plus ample en plongeant dans le passé, la Grèce, la mythologie, la colonisation, ainsi qu’en évoquant les grandes questions contemporaines : crise de l’Euro, immigration, montée des populismes, repli identitaire – sans oublier le mouvement des « Gilets Jaunes », qui fait l’objet d’un débat houleux entre les comédiens…
Cette façon à la fois d’embrasser large et de resserrer le propos en donnant la voix aux acteurs, lui permet de prendre, en quelque sorte, le pouls de l’Europe en assumant une vision qui, pour être forcément partielle, n’est est pas moins représentative d’un continent toujours « inquiet« , toujours « infirme« , toujours sur le « qui vive » quand il ne sombre pas carrément dans la guerre et l’autodestruction comme l’écrit le philosophe Massimo Cacciari dans Déclinaisons de l’Europe.
De fait l’inquiétude est au cœur de I Am Europe, comme en témoigne la longue litanie des guerres intra-européennes énoncée par Khadija. Mais cette anxiété légitime est contrebalancée par un formidable espoir nuancé d’une touche d’ironie. Il y a notamment cette vidéo où l’on voit François Mitterrand rappeler que: « Nous sommes français, nos ancêtres étaient gaulois, un peu romains, un peu germains, un peu juifs, un peu italiens, un petit peu espagnols, de plus en plus portugais, peut-être, qui sait, polonais, et je me demande si, déjà, nous ne sommes pas un peu arabes… ».
Falk Richter insiste sur les différences, sur le fait que qu’il n’existe pas d’européen type et encore moins de « mode de vie européen« , expression qui ne renvoie à aucune réalité, n’en déplaise à la nouvelle présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. Ainsi Lana, qui est née et a vécu pendant onze dans un pays qui s’appelait encore la Yougoslavie, qui a connu la guerre et dont la moitié de la famille vit en Serbie ne partage pas la même histoire que Mehdi dont le grand-père était Algérien.
Guerre de l’information
Mehdi qui raconte avoir été violemment homophobe dans sa jeunesse et qui, d’abord musulman, s’est converti au protestantisme avant d’opter pour le catholicisme. Comme en écho à ces propos, Khadija évoque le mémoire sur lequel elle travaille dont le sujet est « l’intégration ratée ». Selon sa thèse plutôt que de se couler dans un moule pour s’adapter à une société qui vous rejette, le mieux est de créer sa propre identité. Une identité fluctuante naviguant librement parmi les multiples composantes de votre personnalité, misant sur « le fait que vous soyez en partie chrétien, musulman, queer, féministe, conservateur, créatif, progressiste, quel que soit le mot qui vous convienne, et que vous composiez votre identité à partir de ces différents aspects« .
Douglas de son côté caresse le projet, pas forcément fantaisiste à l’heure du bitcoin et de la future monnaie Facebook, de créer ce qu’il appelle une « monnaie complémentaire« . C’est ainsi que les préoccupations des protagonistes font écho à des questions plus générales. Il est question notamment du bruit de fond aliénant constitué par le flot de fausses informations déversées sur internet. Pour échapper à « cette guerre civile perpétuelle qui tempête sur les réseaux sociaux« , Tatjana rêve de « fuir son époque » pour « disparaître dans l’Europe des poètes, des penseurs, des compositeurs et des peintres« .
À leur façon à travers ce spectacle, eux-mêmes participent à cette guerre de l’information, sauf qu’ils sont du bon côté de la barrière, du côté lumineux de la force. De là sans doute l’enthousiasme avec lequel ils défendent leurs idées sur le plateau dans ce qui ressemble à un ballet vibrant exprimant une soif de vivre communicative.
Falk Richter qui signait déjà un des meilleurs spectacles de la saison passée avec Am Koeningsweg ( Sur la voie royale) à partir d’un texte au vitriol de la romancière autrichienne Elfriede Jelinek inspiré, entre autres, par Donald Trump, montre une fois encore avec cette création qu’il est un des représentants essentiels de la scène théâtrale européenne.
I Am Europe, de et par Falk Richter
avec Lana Baric, Charline Ben Larbi, Gabriel Da Costa, Mehdi Djaadi, Khadija El Kharaz Alami, Douglas Grauwels, Piersten Leiron, Tatjana Pessoa
- du 19 septembre au 9 octobre 2019 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe – ateliers Berthier.
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