« … Dans l’esprit de bien des Japonais, l’Occidental est un être troublé, plein de scories et de caillots. Tout à fait moi ce soir. Aussi la perfection de cette chambre nue m’écrase. Me réprouve. Me donne l’impression d’être sale alors que je sors du bain. D’avoir trop de poils et de désirs immodestes, et peut-être même un ou deux membres superflus…

… Il y a dans ce décor -comme d’ailleurs dans la nourriture- une immatérialité qui répète sans cesse: faites-vous petits, ne blessez pas l’air, ne blessez pas notre oeil avec vos affreux blousons de couleur, ne soyez pas si remuants et n’offensez pas cette perfection un peu exsangue que nous jardinons depuis huit cents ans. »

Chronique Japonaise
Nicolas Bouvier (1929-1998)
Payot (1989) Gallimard/Quarto (2004)

Voici donc ces textes sur le Japon: là où d’autres convoquent une bibliothèque entière pour se donner des airs de penseur zen, l’écrivain voyageur sait nous livrer en une ligne le pur diamant d’une sensation. Car, avec Chronique japonaise, Nicolas Bouvier réussit ce que les anciens maîtres artisans appelaient un chef-d’œuvre.

André Velter, Le Monde, cité par les Éditions Payot.

André Velter, Le Monde, cité par les Éditions Payot.

Nicolas Bouvier u0026agrave; Shikoku, 1965. »

« À quel envoûtement obéit un jeune Suisse bien né, sur le berceau duquel les fées se sont penchées, pour «prendre la route» à 24 ans, ses diplômes en poche, en Fiat Topolino, mais sans un sou vaillant et pour un aller simple ? Il est décidé à en découdre. Avec lui-même, avec la vie et avec l’écriture. De la Yougoslavie au Japon, c’est dur, mais c’est cette dureté qu’il recherche : la descente en soi qui peut être illumination ou descente aux enfers, l’intensité de l’instant et l’ennui qu’il faut meubler avec des riens. Le pittoresque, l’observation ne sont que des supports à la quête de soi et à la douleur de l’écriture, mais ils nous valent des portraits truculents, des récits merveilleux car ce conteur est un enchanteur. Il fait son miel avec les surprises de la route qui ne sont pas ce que l’on croit. Ainsi ce corps encombrant qui réclame chaque jour sa pitance et que frappe un cortège de malarias, de jaunisses à répétitions, sans parler des dents qui prennent la poudre d’escampette. On s’en va «pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu’on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels… Sans ce détachement et cette transparence, comment espérer faire voir ce qu’on a vu ?». Mission accomplie. Nicolas Bouvier a payé sa livre de chair et bien au-delà, et son écriture de l’extrême exigence, de l’économie du mot, fait de nous des visionnaires par procuration auxquels il arrache «des râles de plaisir»« . ©Gallimard

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