Islande-France: le tuilage mémoriel et amoureux de Eiríkur Örn Norddahl
Illska veut dire en islandais le Mal. La Shoah en est l’une des représentations, au coeur douloureux de la thèse d’Agnès sur l’extrême droite contemporaine. Agnès dont les grands-parents… Agnès qui aime Omar mais Arnor aussi, le néonazi. Agnès et son enfant Snorri, perdue dans l’histoire de l’Humanité et dans sa vie. Une jeune femme, héroïne du génie romanesque et formel d’un poète islandais…
Et ces lignes d’un poète et romancier islandais né à Reykjavik en 1978 Eiríkur Örn Norddhal :
« Dix-sept millions de gens pèsent environ trois cent millions de tonnes et s’ils sautaient tous ensemble à pieds joints (en retombant sur le même point), la Terre dévierait de son orbite. Par comparaison, précisons que cent Mitsubishi Pajero pèsent environ deux cents tonnes. Dix-sept millions d’êtres humains : environ cent millions de litres de sang, dix-sept millions de coeurs qui battent cinq cent quatre-vingt-quinze billions de fois par an, cent soixante-dix millions de doigts, trente-quatre millions d’oreilles, dix-sept millions de nez, environ huit millions et demi de bites et presque autant de chattes. huit millions et demi de membres (taille standard) en complète érection représentent mille trois soixante kilomètres, ce qui équivaut à peu près à la ligne côtière de l’Irlande.
Si dix-sept millions d’êtres humains se tenaient debout les uns derrière les autres, ils feraient tout juste le tour de la lune. Enfin, s’ils n’avaient pas été massacrés.
Mais revenons à Agnès Lukauskaite… »
Dont les grands-parents ont été acteurs et victimes du massacre des juifs lituaniens de Jurbarkas en 1941. Au delà de la petite histoire d’Agnès enchâssée (le tuilage) dans cet autrement plus térébrant stigmate du vingtième siècle que fut la barbarie nazie avec ses rhizomes modernes, c’est la forme romanesque qui retient ici le lecteur balloté d’une ligne à l’autre de l’enfer -les récurrentes » tentative de mise en perspective » du texte– au quotidien d’une thésarde (« une recherche sur le racisme populiste en Islande mise en perspective avec d’autres travaux sur les mouvements comparables dans le reste de l’Europe »), qui partage ses élans amoureux.
Avec Omar qu’elle rencontre à une station de taxi le dimanche 11 janvier 2009. Avec lequel, trois jours plus tard, elle se balade en voiture. « Pendant le voyage, ils discutèrent de l’Holocauste, comme le font généralement les amoureux ».
Avec Arnor, un « doctorant en histoire à l’université de Saint-Péterbourg. Je parle couramment cinq langues et je suis capable de me dégoter une pute dans huit autres. Je ne suis pas tombé de la dernière pluie. » Celle-là est acide. Il est néonazi!
La fiction chaotique est en marche qui fait d’un anneau pénien déniché dans une table de nuit une obsession qui pousse à la pyromanie l’un des acteurs de ce trio forcément bancal. Qui revisite humainement, économiquement, sociologiquement, la pourriture du reich et les négationnismes ou les extrêmismes contemporains qui s’en suivent et font dire aujourd’hui que les immigrés en Islande, et ailleurs, « volent les emplois des nationaux et vivent des aides sociales ». L’architecture bipolaire de ce roman qui joue l’attirance et la répulsion, la juxtaposition des points de vue et des narrations font de Eiríkur Örn Norddhal un superbe inventeur de texte. Il réussit à explorer l’Histoire et à exploser un réel islandais qui fait tellement écho aux racismes d’aujourd’hui.
Ce qui rend ce tour de force littéraire de six-cents pages (traduites par Eric Boury) encore plus évident c’est que « Tu es un enfant. Tu es un homme. Tu ne peux être sûr de rien. La vie ne se résume pas à une série de problèmes pratiques et à leurs solutions, il ne s’agit pas uniquement d’assouvir sa faim, de grandir et d’avoir un toit au-dessus de la tête. Mais tu ne peux être sûr de rien… C’est insupportable. Tu es un enfant, tu es un homme. »
« Eiríkur Örn Norđdahl est né à Reykjavik en 1978 et a grandi à Isafjordur. Il a commencé à écrire vers 2000, mais la nécessité l’a amené à faire d’autres choses pour gagner sa vie. Il a vécu à Berlin en 2002-2004 puis dans plusieurs pays d’Europe du Nord, en particulier à Helsinki (2006-2009) et en Finlande (2009-2011) et dernièrement au Viêtnam. En 2004 il a été un des membres fondateurs du collectif poétique d’avant-garde Nyhil, en Islande. En 2008, il a reçu le Icelandic Translators Award pour sa traduction du roman de Jonathan Lethem, Les Orphelins de Brooklyn. Il a obtenu une mention Honorable au Zebra Poetry Film Festival de Berlin en 2010 pour son animation poétique, Höpöhöpö Böks. En 2012 Norddahl a reçu le Icelandic Literary Prize, catégorie fiction et poésie, ainsi que le Book Merchants’ Prize pour son roman Illska. » ©Métailié
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