Revoir « Vivre sa vie » (1962), Godard amoureux réinventait le cinéma 🎬
Le film a plus de 50 ans. Toujours révolutionnaire. Dans la forme et dans le fond.
Nana (Anna Karina), est une femme simple et jolie. A 22 ans, en effet, elle vit sa vie, encore qu’elle l’imaginerait meilleure. Vendeuse dans un magasin de disques, elle a du mal à joindre les deux bouts et à payer son loyer. « Je ne suis pas triste, je suis méchante« , dit-elle à Paul, un ringard qu’elle va quitter. Elle voudrait faire du théâtre, du cinéma surtout puisque son physique le lui permettrait. Cheveux courts coiffés façon Louise Brooks, Nana est une femme libre mais fragile, elle fume des Gitanes et joue au flipper. Un inconnu non désintéressé par sa plastique lui paye une place de cinéma et elle pleure en voyant « La passion de Jeanne d’Arc » de Dreyer.
Il lui manque chroniquement 2000 (anciens) francs, et comme elle a fait sienne la phrase de Montaigne « Il faut se prêter aux autres et se donner à soi-même« , elle cède, un peu par hasard à la prostitution, d’autant qu’une de ses amies, lâchée par son mari en a fait autant. Raoul (Sady Rebbot), un maquereau cynique l’embauche, elle apprend les règles du métier, en adopte discrètement le look. Et continue de s’interroger quand elle croise un philosophe (Brice Parain) qui l’entretient sur le parler, le penser, l’amour et les servitudes. Elle croit trouver enfin cet amour, avec un jeune client qui lui lit Edgar Poe au lieu de la consommer. Mais la nonchalance de Nana lui sera fatale, les contes de fées finissent mal en général.
Le réel à l’épreuve d’un nouveau cinéma
Godard nous a parfois agacé dans son envie de faire de l’anti-cinéma, notamment dans ses dernières livraisons où, en panne d’idées provoc, il s’est laissé tenté à faire des non-films, loués pourtant par quelques critiques éternellement béats à qui on aimerait demander des explications.
A l’inverse, Vivre sa vie, bien que tout à fait compréhensible, est authentiquement révolutionnaire dans sa façon de faire du cinéma, parfaitement inscrit dans cette Nouvelle Vague qui, en ordre dispersé, entendait tourner le dos aux films d’avant. Révolutionnaire de belle manière. Finis les académiques champs/contre-champs, place à de longs plans-séquences qui laissent vivre les moments d’une narration destructurée, dans des cadres d’une précision qu’on croyait alors réservés à la photographie. Artiste libre autant qu’espiègle, Godard casse les codes, conteste les conventions. Une belle femme est ainsi filmée de dos au comptoir d’un bar, ce n’est pas seulement nouveau, cet autre point de vue a du sens, d’autant que son visage est réfléchi par un miroir, artifice qui plus tard, souvent, révélera aussi le hors champ des 12 tableaux de Vivre sa vie.
Clin d’œil, le générique de début s’amuse à le présenter comme « dédié aux films de série B« , il y a bien des malfrats et des règlements de comptes, à commencer par celui de Godard avec le vieux cinéma. C’est en fait le quatrième opus de la série G, après A bout de souffle, Le petit soldat et Une femme est une femme (déjà avec Anna Karina). Raoul Coutard (godardien de toujours, récemment disparu) est à la caméra pour capter un magnifique noir et blanc, mais c’est Godard qui est à l’œuvre. Dans ce film ultra-personnel, il colle, parfois un peu benoîtement, bon nombre de ses références, y compris dans les décors. Il ne se cache pas derrière son œilleton pour stigmatiser les servitudes de la sexualité et, déjà, d’une société capitaliste (on dit aujourd’hui ultra-libérale) et égoïste.
Mais c’est surtout Anna Karina qu’il sublime. Godard est l’un des meilleurs cinéaste de la femme, surtout quand c’est la sienne, sa compagne, son égérie, Nana est à peu près l’anagramme d’Anna à qui il était alors marié. Elle est ici éblouissante dans sa simplicité qui n’est plus tout à fait juvénile, son petit accent la décale, elle annonce la nonchalance sexy de Marianne dans Pierrot le fou, déjà « Qu’est-ce que je peux faire, j’sais pas quoi pas faire?« .
Il y a bien quelques chichis d’un auteur qui se revendique ici ou là, mais on ne discute pas de la justesse du propos: les compromis usuels sont ainsi, il n’y a pas que les putains qui se prostituent.
Bien dit, bien fait, aujourd’hui, c’est trop souvent un cinéma d’auteur formaté français, nourri à la psycho de comptoir, qui nous agace.
Vivre sa vie (1962) (N&B) – Jean-Luc GODARD – 1h20
> au cinéma en version restaurée
> pépite! voir les retrouvailles d’Anna et Godard en 1987 sur un plateau d’Ardisson
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