đ Les mains sales et le bouillon de culture pour tous… Une bergĂšre contre vents et marĂ©es⊠#93
En me levant dimanche matin, jâai vu quâil nây avait plus de pain. Jâai enfilĂ© un manteau sur mon pyjama et suis allĂ©e Ă la boulangerie du village. Il Ă©tait tĂŽt mais la file Ă©tait dĂ©jĂ longue pour approvisionner la table dominicale en viennoiseries. Jâobservais les clients avant moi, essayant de deviner sâils Ă©taient eux aussi en pyjama?!?
Pour beaucoup dâentre eux oui, câĂ©tait plausible: pantalon dâintĂ©rieur informe ou jogging. La pensĂ©e quâils lâavaient camouflĂ© avec un manteau ou des chaussures de ville Ă©tait plutĂŽt amusante. Eux comme moi, Ă©bouriffĂ©s et hagards dans leur cuisine oĂč le cafĂ© commençait Ă embaumer, avaient sans doute rĂ©alisĂ© quâil nây avait plus de pain. Ils sâĂ©taient rĂ©jouis dâhabiter dans un bourg oĂč deux boulangeries coexistent encore (ce qui gĂ©nĂšre le luxe dâavoir une prĂ©fĂ©rence), avaient attrapĂ© de la monnaie dans un vide-poche et savouraient ce saut Ă la boulangerie, un saut tellement express que le reste du nid ne serait mĂȘme pas encore rĂ©veillĂ© Ă leur retour.
Ils ressortaient du commerce en serrant dans leur bras leur trésor tout chaud, se hùtant pour retrouver la tiédeur de leur cuisine familiale. Certains étaient venus en voiture mais beaucoup, comme moi, à pied.
Mon tour est arrivĂ©: jâai fait mon choix et payĂ© Ă lâadorable apprentie-boulangĂšre. En me rendant la monnaie, elle a pris bien soin que nos mains ne se frĂŽlent pas â jâimagine que câest une des rĂšgles dâhygiĂšne de base. Mais nous avons loupĂ© notre synchronisation gestuelle et les piĂšces sont tombĂ©es. Je les ai vite ramassĂ©es et suis sortie.
Un généreux brassage microbien
En pensant aux piĂšces qui avaient roulĂ© par terre, je me suis dit quâil me faudrait me laver les mains avant de contaminer la tablĂ©e familiale avec les microbes ramassĂ©s sur un carrelage piĂ©tinĂ© par cinquante personnes. Mais surtout, jâai rĂ©alisĂ© que je ne mâĂ©tais pas lavĂ©e les mains avant dâaller acheter le pain et que jâavais gĂ©nĂ©reusement contribuĂ© Ă nourrir le pot commun de germes, miasmes et bactĂ©ries. Quand mâĂ©tais-je lavĂ©e les mains pour la derniĂšre fois? Sans doute la veille au soir en me dĂ©maquillant. Et depuis? Jâavais dormi avec mon amoureux, caressĂ© le chat, mis mon manteau (de travail), ouvert aux chiens, touchĂ© les clĂ©s, la monnaie et au moins 5 poignĂ©es de porte. Un gĂ©nĂ©reux brassage microbien!
En payant mes achats, jâavais ainsi transmis Ă lâapprentie-boulangĂšre (et par ricochet aux autres clients) des particules provenant de ma chambre conjugale, de mes animaux domestiques et fermiers, de mon fils, qui comme tout prĂ©-ado ne se lave pas trĂšs souvent les mains.
LâappĂ©tit pour les croissants du dimanche rendant certainement dâautres clients aussi oublieux que moi, ils avaient amenĂ© des particules de leur univers. La boulangerie, lieu de frĂ©quentation quotidienne de tout un village, Ă©tait donc le lieu de convergence vers lequel nous amenions et remportions les germes les uns et des autres.
Ă cette pensĂ©e, jâai dâabord eu un vertige: Catastrophe, quand ça va se savoir, les services sanitaires vont faire fermer toutes les boulangeries du pays! Câest la mort de lâart-de-vivre Ă la française. Luttons, camarades, pour dĂ©fendre le droit aux viennoiseries pur beurre !
Jâai Ă©tĂ© Ă©treinte de lâangoisse que dans un avenir proche, notre sociĂ©tĂ© hyper hygiĂ©niste ne nous laisse le choix dâacheter du pain que dans un distributeur Ă baguettes ou sous vide au supermarchĂ©. Jâai maudit Pasteur, le dĂ©couvreur des microbes.
Et puis jâai fait appel Ă mon bon sens paysan (ce fantasme qui relĂšve du mythe perdu, mais qui se base sur lâempirisme au quotidien) et lâhumilitĂ© de ne pas savoir tout expliquer mais de constater avec objectivitĂ©. Lâacceptation simple, en somme!
Question d’immunitĂ©
Un troupeau de ruminants est comme un groupe dâenfants Ă lâĂ©cole maternelle: si lâun dâentre eux a le nez qui coule, le lendemain tout le monde a le nez qui coule. A la diffĂ©rence des enfants qui font des va-et-vient entre lâĂ©cole et leur foyer, les animaux dâun troupeau vivent tout le temps ensemble. Ils nâexportent pas les microbes et en accueillent rarement de nouveaux. Leurs dĂ©fenses immunitaires sâhabituent aux germes auxquels ils sont le plus souvent confrontĂ©s et dont ils sâaccommodent progressivement. Une immunitĂ© spĂ©ciale se dĂ©veloppe pour les protĂ©ger de ces micro-organismes-lĂ . Ils peuvent en ĂȘtre porteurs sans en ĂȘtre affectĂ©s. Quand on mĂ©lange des animaux provenant de diffĂ©rents Ă©levages, les premiĂšres annĂ©es sont trash! Nâayant pas baignĂ© dans les mĂȘmes microbes, ils transmettent Ă leur nouvelle famille de nombreuses pathologies inconnues. Cela donne les pires bobos: croĂ»tes, pustules, parasites, infection… Dur pour le moral de lâĂ©leveur. Outre le fait de les soigner individuellement, il faut pourtant laisser le temps agir. Au fil de la cohabitation, les animaux vont dĂ©velopper une nouvelle immunitĂ© plus ciblĂ©e qui les protĂ©gera.
Cette immunitĂ© se transmet de mĂšre Ă agneau, par le colostrum  (le premier lait) mais aussi par « lâambiance » de lâĂ©levage: les planches en bois qui hĂ©bergent une certaine flore, lâair, la composition dâune prairie, et surtout la litiĂšre. La litiĂšre, câest le sol de la bergerie, qui va ensuite donner le fumier: un mĂ©lange de paille et de dĂ©jections. Ce fumier est hautement bĂ©nĂ©fique: il deviendra une matiĂšre trĂšs fertile quand il aura Ă©tĂ© compostĂ©. Et Ă lâĂ©tat brut (de caca frais Ă©crasĂ© dans la paille), il contient tous les Ă©lĂ©ments de santĂ© du troupeau, son Ă©quilibre bactĂ©riologique et ses bons germes qui concourent Ă lutter contre les germes pathogĂšnes.
Ce qui semble « sale » au premier regard (du fumier odorant) et qui donne envie Ă tous mes visiteurs de se dĂ©caper les mains Ă la solution hydroalcoolique, constitue en fait la protection naturelle des animaux. Ce nâest pas « sale »; câest une flore fragile et unique, quâil a fallu plusieurs annĂ©es pour composer et qui assure la santĂ© et lâimmunitĂ© de tout le troupeau. Je considĂšre cela comme un prĂ©cieux trĂ©sor, lâassurance santĂ© de mon Ă©levage, Ă laquelle chaque brebis a contribuĂ©.
Vision territoriale
En transposant ce cheminement aux habitants de mon village, il mâest apparu que nous partagions ainsi la mĂȘme flore et la mĂȘme immunitĂ©. Câest-Ă -dire: lâapprentie-boulangĂšre, la dame gourmande du bout de la rue, les collĂ©giens qui achĂštent des bonbecs, les retraitĂ©s et leur demi-baguette sans sel, lâintĂ©rimaire et son sandwich-dessert-boisson Ă 6,50 âŹ.
Nos Ă©pidermes sont porteurs dâune flore collective, spĂ©cifique Ă notre village, Ă laquelle participent passivement mon chat et mes moutons, le camion du plombier, les particules de lâusine dâemballage Florette et de lâimprimerie de la Zone dâActivitĂ©, lâhuile de moteur des trois garages, le pin rĂ©sineux de la lande, les urines des uns et des autres, le fumier agricole, le camembert RĂ©oâŠ
Quelle vision vaste et territoriale de notre rĂ©seau microbien! Quelle approche plaisante de lâesprit village qui nous unit malgrĂ© nous. Je suis certaine que le MinistĂšre de lâHygiĂšne Publique a abouti Ă la mĂȘme conclusion et a transmis le dossier au MinistĂšre de lâHarmonie Sociale, qui reconnaĂźt dâutilitĂ© publique les boulangeries-pĂątisseries pour cause de bouillon de culture pour tous!
âUne bergĂšre contre vents et marĂ©esâ: tous les Ă©pisodes
⊠StĂ©phanie MaubĂ© invitĂ©e de lâEmission # 578 (7/03/2019)
⊠StĂ©phanie MaubĂ©, le film âJeune BergĂšreâ de Delphine DĂ©trie (sortie: 27/02/2019)⊠StĂ©phanie MaubĂ© dans lâĂ©mission âLes pieds sur terreâ â France Culture: (rĂ©)Ă©couter (07/04/2015)⊠Le portrait de StĂ©phanie MaubĂ© dans LibĂ©ration (26/02/2019)
⊠StĂ©phanie MaubĂ© dans lâĂ©mission de France Inter âOn va dĂ©gusterâ: (rĂ©)Ă©couter (6 mai 2018)
⊠Le site de Stéphanie Maubé
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