« Une bergère contre vents et marées, épisode #25: Caca Culte
Nous les agriculteurs, entretenons une relation exaltée avec les excréments de nos animaux! Car précieux et riche de mille vertus, cet or marron constitue le socle fertile de notre ferme.
Cette passion scatologique n’est pas gratuite, elle est un outil de travail. Un fondement technique, une base métabolique incontournable. Car tel la mère attentionnée d’un nourrisson, l’éleveur dispose de peu d’indices pour analyser le fonctionnement de l’intérieur du corps, puisque l’animal comme le bébé ne peuvent mettre de mots sur leur ressenti. La nourriture qui rentre dedans, et la manière dont elle en ressort, fournit ainsi des informations sur ce qui se passe à l’intérieur. Et au vu de la diversité d’apparences des déjections, une enquête interne s’impose parfois…
Si les nouveau-nés humains nécessitent des soins tels le besoin d’être rassurés ou réchauffés, les ruminants basent leur stabilité émotionnelle sur leur digestion et leur rumination. La panse, cette énorme poche de prémachage, occupe presque toute la place dans leur abdomen. Leur corps entier est dédié à la qualité d’un processus digestif en plusieurs étapes: il y a d’abord l’ingestion, qui se fait en arrachant de l’herbe et en l’avalant sans la mâcher. Envoyé dans la panse, ce gros volume de fibres baigne dans un liquide digestif qui grouille de micro-organismes actifs, ce sont eux qui commencent la décomposition de la nourriture. Une fois l’état de satiété atteint, donc la panse remplie (pour un mouton, une panse remplie ressemble à une plâtrée d’épinards pour une tablée de 35 personnes), le ruminant régurgite chaque bouchée, qu’il remâche consciencieusement jusqu’à obtenir une bouillie verte bien imbibée de salive qu’il peut avaler, cette fois, définitivement. Cette déglutition finale va l’envoyer dans le fameux circuit des « quatre estomacs », dont on apprend l’existence à l’école. Et finira par l’intestin, qui filtrera les nutriments dont il a besoin, et éliminera les fibres les plus grossières, faites de cellulose, et les éléments indigestes (on retrouve parfois des grains de céréale entiers en fin de chaîne).
Malgré son itinéraire bien rôdé, ce circuit digestif est fragile: un coup de stress, un changement d’alimentation, une pluie trop forte dans la prairie, un vent froid au moment de la rumination, un chien de troupeau trop zélé… et c’est le désordre gastrique! Qui se traduit par une digestion accélérée, qui ne permet pas à l’organisme de conserver les nutriments: on les retrouve dans les fèces, « gâchés » parce que le mouton n’en bénéficie pas alors qu’il vient de bosser plusieurs dizaines d’heures à ce processus alimentaire!
L’évidence visuelle: des déjections liquides au sol et des animaux aux fesses sales. Le travail de l’éleveur: restaurer la qualité de la digestion pour que ses animaux ne maigrissent pas et gardent un bon moral. Cela peut consister à les changer de prairies, modifier la qualité de leur fourrage, leur mettre de l’argile dans la bouche, ou isoler une malheureuse pour comprendre l’origine de son mal-être. Prendre la décision adéquate se fait sur l’analyse du désordre alimentaire, donc l’observation méthodique des crottes. Dans ce domaine, l’œil de l’éleveur s’est mué en un redoutable traducteur chromatique.
EXERCICE: dans le nuancier ci-dessus, retrouvez le bélier qui vient de voyager, la brebis édentée qui avale sans mâcher, l’indigestion de trèfle et l’agneau juste sevré.
Parallèlement à ces petits inconforts, l’analyse plus précise par un laboratoire permet de déceler des parasites qui peuvent être la cause du chaos alimentaire. Tous les ruminants en hébergent, et il est vain de vouloir les en débarrasser totalement, façon tube digestif décapé à l’eau de javel. C’est l’équilibre entre tolérance et cohabitation qu’il faut atteindre. L’analyse coprologique la plus fiable consiste à prélever les excréments à la source, du bout des doigts directement dans l’animal, mais une nouvelle méthode plus soft semble en cours de développement, comme ce matin dans mon troupeau par notre laboratoire départemental.
Mais ce qui est le plus enthousiasmant n’est pas la crotte fraîche sur pied, c’est son optimisation après maturation, sa transformation en matière fertile, en terreau fécond, sa bonification!
Stockés en tas à l’air libre, les excréments d’herbivores constituent d’abord une matière fumante, vivante, qui peut atteindre 50° pendant sa fermentation. Cette montée en température l’assainit en « cuisant » certaines bactéries. Puis sa maturation pendant plusieurs mois, voire son millésime sur plusieurs années, aboutit à sa transformation en une matière organique active propice à redonner vie aux sols vidés. Cela leur confère la fertilité nécessaire pour assurer de nouvelles cultures.
Le nom de « fumier » désigne cette matière organique décomposée quand elle est mélangée à de la paille, mais un vocabulaire spécifique précise l’intestin qui en est l’artisan: crottin de cheval, bouse de vache, ou lisier quand c’est liquide, guano ou fiente quand c’est volatile… Jusqu’aux déjections de vers de terre, appelées turricules, qui indiquent l’excellente santé biologique d’un sol. Par sa manière de se nourrir et de digérer, chaque animal produit une matière aux propriétés différentes. Les rosiers adorent le crottin de cheval, les cucurbitacées le fumier frais non composté, les plantes avec beaucoup de feuillage le lisier riche en azote, etc.
S’il est aujourd’hui facile de curer une étable avec un tracteur après y avoir condensé les déjections en enfermant les animaux pendant longtemps, il s’agit d’une pratique récente. L’époque où les petits troupeaux divaguaient librement dans les herbages communaux n’est pas si lointaine, et il fallait redoubler d’inventivité pour ne pas se faire piquer ses crottes par les voisins! C’est dans l’optique de garder jalousement sa propre matière organique qu’on a commencé à enclore le bétail sur les terres qu’on souhaitait fertiliser, ce qui a notamment façonné le bocage normand, où les haies constituaient des barrières naturelles.
Il est notoire que la richesse d’une ferme se mesurait à la hauteur de son tas de fumier. Son propriétaire l’entassait ostensiblement à la vue de tout le village – mais surveillé quand même pour éviter les larcins. Deux coqs se battaient souvent au sommet pour se disputer la domination sur la basse-cour.
Les exploitations étant aujourd’hui moins diversifiées, elles se sont spécialisées dans un seul type de production. Les céréaliers ou maraîchers ne produisent plus leur propre fumier, mais sont « excédentaires » en fourrage, qu’ils peuvent échanger avec des éleveurs, eux-mêmes en quête d’alimentation pour leur bétail. Le fumier voyage désormais sur route, fraichement curé en vrac dans des remorques ou déshydraté dans des sacs faciles à transporter. Recherché et plébiscité, son cours financier est élevé.
En cas de pied gauche plongé dedans au détour d’un chemin de campagne, ne soyez pas épouvanté mais rendez grâce à ce matériau magique, étape incontournable du cycle biologique des aliments qui poussent encore vraiment dans la terre…
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