đ Faut-il adorer le passĂ©? Une bergĂšre contre vents et marĂ©es… #92
Dans le milieu agricole, on a un rapport Ă©trange avec le devoir de mĂ©moire. On ne garde pas un bon souvenir du passĂ© et on est contre la devise « CâĂ©tait mieux avant » !
Les JournĂ©es du Patrimoine offrent lâoccasion de faire des animations dĂ©diĂ©es au grand public. Cette annĂ©e: un lieu exquis (le ChĂąteau mĂ©diĂ©val de CrĂšvecĆur-en-Auge), lâaffluence dâun public Ă©clairĂ©, la mise en valeur de traditions immĂ©moriales. Toutes les bonnes cases sont cochĂ©es: races de moutons menacĂ©es, Ă©co-pĂąturage dans un verger conservatoire, dĂ©monstration de savoir-faire,⊠Ces animations sont des formidables moments de rencontre avec le monde non agricole. Des shoot dâadrĂ©naline joyeux ! Dâautant quâavec ma consĆur, on aime bien sâaccessoiriser ou carrĂ©ment se dĂ©guiser, mettre en scĂšne des moutons ou faire intervenir le public.
Notre dĂ©marche est-elle reprĂ©sentative dâune nostalgie agricole locale? Et bien non! Le public que nous touchons, ce sont les citadins, ceux que la vie hors-sol a Ă©loignĂ©s de leurs racines. Car ceux qui ont leurs racines encore bien plantĂ©es dans la terre des ancĂȘtres abhorrent ce culte du passĂ©, rejettent les pratiques dâantan et ils font tout pour oublier la maniĂšre de travailler de la gĂ©nĂ©ration dâavant !
En dépit du papé
Moi qui croyais que le « respect des anciens » faisait partie du bon sens paysan⊠Quel leurre! On suit les prĂ©conisations du papĂ© tant quâil est encore vivant, Ă faire lâinspecteur des travaux finis depuis la cuisine avec sa canne. Mais aussitĂŽt quâil disparaĂźt, le fils – libĂ©rĂ© du jugement paternel – se hĂąte de moderniser sa maniĂšre de travailler. La modernisation est souvent diabolisĂ©e par les citadins qui rĂȘvent de permaculture et de micro ferme, mais avant dâĂȘtre une course Ă la productivitĂ© et Ă la robotique, la modernisation a dâabord consistĂ© Ă soulager la pĂ©nibilitĂ© du travail. JusquâĂ lâentre-deux-guerres, le quotidien des petites fermes consistait en des gestes moyenĂągeux qui nâavaient pas Ă©voluĂ© depuis la sĂ©dentarisation de lâagriculture! Avec charrue, cheval, traite au sceau dans la prairie, moisson manuelle et manivelles. LâinfirmitĂ© liĂ©e aux accidents du travail, lâinexistence de couverture sociale, les ravages sur les cultures (mĂ©tĂ©o ou parasites)⊠rien nâa laissĂ© dans la mĂ©moire rurale de douce nostalgie. Ici, lâinconscient collectif est imprĂ©gnĂ© de pĂ©nibilitĂ© physique, de froid humide et dâinsĂ©curitĂ© alimentaire.
SâintĂ©resser Ă cette rĂ©alitĂ© permet de mieux comprendre pourquoi le passĂ© ne fait pas spĂ©cialement rĂȘver les agriculteurs⊠Il faut lâavoir quittĂ© depuis plusieurs gĂ©nĂ©rations pour acquĂ©rir une vision fraĂźche et objective. Voire une vision idĂ©alisĂ©e de la part de certains CSP+ parisiens, oĂč chaque rue accueille dĂ©sormais une cantine locavore, deux Ă©piceries bio et trois commerces Ă©quitables. Ce qui peut concourir Ă tronquer leur vision de la rĂ©alitĂ© agricole.
(note pour moi-mĂȘme: StĂ©phanie, ne critique pas ceux qui te font vivre! Car câest Ă©videmment grĂące au pouvoir dâachat et Ă lâexigence de ce type de consommateur que des producteurs tels que toi, et ton crĂ©neau de niche, parviennent Ă vivre)
Reprenons : les paysans qui ont en mĂ©moire gĂ©nĂ©tique la condition de leurs aĂŻeux depuis mille gĂ©nĂ©rations ne peuvent raisonnablement pas succomber aux sirĂšnes de la nostalgie. Ils acceptent leur destinĂ©e agricole Ă condition quâelle puisse les rapprocher un peu des promesses de la sociĂ©tĂ© de consommation: des Ă©crans pour que les kids ne se sentent pas marginalisĂ©s, une maison bien isolĂ©e, des horaires de travail hebdomadaire plus proche de 50h que de 90h.
On comprend alors que les vieilles cartes postales ne les fassent pas fantasmer, et quâils nâaillent pas rĂȘver dans les Ă©comusĂ©es. Je rejoins ce cheminement qui nous fait parfois nous dire: « Stop, je ne vais pas me ruiner la santĂ© ni risquer le dĂ©pĂŽt de bilan juste pour faire plaisir Ă des citadins salariĂ©s qui rĂ©clament de lâauthenticitĂ© (en feuilletant un magazine « Kinfolk » sur leur canapĂ© Habitat).
NâempĂȘche que…
Notre chance, câest que lâintensification de lâagriculture est arrivĂ©e Ă un point tellement extrĂȘme et autodestructeur que mĂȘme les agriculteurs les plus modernistes tirent la conclusion quâil faut la remettre en cause. Ils ne prĂŽnent pas encore un retour au cheval de trait mais suspectent que le discours officiel ne va plus tenir longtemps. Ce positionnement productiviste se fendille et se fissure sous les coups de boutoir du manque de rentabilitĂ©, de la concurrence des pays Ă©mergents et des scandales alimentaires. Personne ne sait ce que lâon va trouver derriĂšre, mais tout le monde est conscient que toutes les idĂ©es sont bonnes Ă mettre dans le pot commun de la rĂ©flexion gĂ©nĂ©rale. Y compris ce fameux « bon sens paysan » qui encourage plutĂŽt Ă sâadapter humblement aux Ă©lĂ©ments naturels et Ă conserver autonomie chez soi plutĂŽt quâobĂ©ir Ă un commercial de la grande distribution.
La lĂ©gendaire mĂ©fiance paysanne a peut-ĂȘtre enfin du bon si elle lui permet de ne pas signer aveuglement en bas de la page Ă chaque fois que la sociĂ©tĂ© lui prĂ©sente un nouveau rĂŽle. La plupart dâentre nous revendiquons de garder notre libre-arbitre, aussi bien pour refuser quâon nous colle la dĂ©nomination « dâagrimanager » (a-t-on dĂ©jĂ entendu flagornerie plus crĂ©tine?) que lâinjonction Ă revenir aux mĂ©thodes du passĂ©.
Quid du culte du patrimoine ?
Cet idĂ©alisation passĂ©iste est rĂ©cente dans la sociĂ©tĂ© et relĂšve surtout dâun loisir bourgeois (pour salariĂ©s du tertiaire qui sâennuient dans leur bureau). Dâautant que par leur travail, des peintres comme Jean-François ou Vincent Van Gogh ont contribuĂ© Ă sublimer la rĂ©alitĂ© agricole. Instagram avant lâheure?
En agriculture, considérons plutÎt le patrimoine comme une boßte à outils dans laquelle on peut piocher avec un esprit pratique et cartésien.
Filer la laine au rouet
Si lâon est porteur du gĂšne Madame Irma, on peut deviner que lâavenir nĂ©cessite de relocaliser des productions et se rĂ©approprier des savoir-faire. Filer de la laine au rouet? Soyons lucide: câest charmant dâen faire la dĂ©monstration mais irrĂ©aliste de rhabiller une nation de cette maniĂšre. Installer des petites filatures locales serait en revanche cohĂ©rent pour valoriser les fibres produites localement: laine, lin, chanvre.
CĂ©lĂ©brer les races anciennes: idem. Cela a du sens si lâon valorise le potentiel de rusticitĂ© des animaux pour faire face Ă lâĂ©volution climatique et nourrir les citoyens dâune rĂ©gion. Mais cela est ridicule si câest pour garder sous cloche des animaux de zoo dĂ©connectĂ©s de leur terroir dâorigine (jâai dĂ©veloppĂ© ce paradoxe dans lâĂ©pisode 77: Faut-il sauver les races anciennes ?).
Entre loisir contemplatif et redĂ©couverte de lâĂ©vidence technique, se pencher sur le patrimoine agricole et artisanal colle parfaitement Ă lâair du temps! RĂ©sultant des expĂ©riences Ă©talĂ©es sur quelques millĂ©naires, il nous informe des ratages et des rĂ©ussites, et il est mĂȘme livrĂ© avec le mode dâemploi et la liste des effets secondaires.
Continuons à nous en inspirer, à le remettre en cause, à le réinventer, à en faire un paramÚtre actif de notre évolution. Surtout pas figé dans la naphtaline.
âUne bergĂšre contre vents et marĂ©esâ: tous les Ă©pisodes
⊠StĂ©phanie MaubĂ© invitĂ©e de lâEmission # 578 (7/03/2019)
⊠StĂ©phanie MaubĂ©, le film âJeune BergĂšreâ de Delphine DĂ©trie (sortie: 27/02/2019)⊠StĂ©phanie MaubĂ© dans lâĂ©mission âLes pieds sur terreâ â France Culture: (rĂ©)Ă©couter (07/04/2015)⊠Le portrait de StĂ©phanie MaubĂ© dans LibĂ©ration (26/02/2019)
⊠StĂ©phanie MaubĂ© dans lâĂ©mission de France Inter âOn va dĂ©gusterâ: (rĂ©)Ă©couter (6 mai 2018)
⊠Le site de Stéphanie Maubé
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