Faut-il sauver les races anciennes? #77
La mode du traditionnel et du régional nous ferait-il perdre tout bon sens paysan ? P’têt ben qu’oui ! affirme une éleveuse normande avec conviction (moi, et puis d’autres)
Nous allons aussi à la rencontre d’éleveurs d’autres races pour échanger pistes génétiques et technicité. Nous nous sommes battus pour être éligibles à la Prime Race Menacée de la PAC. Nous bénéficions du soutien de la Chambre d’Agriculture par la mise à disposition d’une technicienne, et de l’Institut de l’Élevage par une généticienne.
Nous avons un stock de semence de béliers congelée, et nous sommes invités à des salons pour exposer au public nos animaux comme de précieuses reliques.
Nul doute: notre cause est officiellement reconnue comme noble.
Malgré cette débauche d’énergie et de moyens, la race se meurt.
Les brebis sont de moins en moins productives, les agneaux se développent difficilement, leur santé est souvent préoccupante, on traîne des sacs d’os souffreteux. Où sont les qualités qui avaient fait leur réputation: productivité et rusticité?
Les éleveurs ont timidement modifié le vocabulaire utilisé pour communiquer. Nous avons aboli le terme « rustique » qui induisait en erreur, pour le remplacer par « herbager ». Je voulais utiliser le mot « fragile » mais il a été jugé trop négatif. Certains éleveurs lucides osent pudiquement le terme « exigeant ».
Notre race n’est pas la seule à se dévivifier, c’est le cas de presque toutes celles qui sont ultra locales. Cela pourrait-il s’expliquer par le fait qu’elles ont atteint leur « date de péremption »? Oui, d’une certaine manière. Car une race n’est pas une identité inamovible, c’est une invention humaine récente!
La notion de race et d’homogénéité esthétique des animaux, couplée avec une certaine attente de productivité bouchère, est arrivée en France au siècle dernier, sous l’impulsion des agronomes anglais et hollandais, qui avaient de l’avance sur la question. En France, nous avions des populations locales, c’est-à-dire un vaste fourre-tout d’animaux pas parfaitement assortis, mais présentant des tendances convergentes, et adaptés à leur terroir.
La plupart des races françaises sont ainsi nées de croisements avec des reproducteurs importés de l’étranger. Notons la très large contribution des races anglaises, considérées comme amélioratrices. Une fois le mouton parfait obtenu, on notait la recette dans le Flock Book et on fixait le standard officiel, auquel devraient se conformer tous les futurs animaux prétendant à la race pure.
Le Flock Book du Mouton Avranchin date de 1928, date qui remet, je trouve, humblement en perspective la notion d’illustre héritage de nos ancêtres au fil des générations.
Ce blabla génétique pour expliquer que Guillaume Le Conquérant n’a pas connu nos moutons. Les moines copistes du Mont Saint-Michel non plus. Les Poilus de la Première Guerre Mondiale toujours pas. Donc relativisons le culte de la « race traditionnelle », non ?
Si l’on considère que la race tourne en consanguinité depuis 1928, c’est peut-être le manque de sang neuf qui la dégénère. Car le croisement c’est la vie! Les animaux issus de métissage sont toujours plus vifs, mieux-portants et plus productifs.
Rien d’anormal donc, pas de raison de s’inquiéter? Si les avranchines sont devenues fragiles, il suffit de les chouchouter et de sélectionner les sujets les plus solides, et la race sera relancée?
La stratégie « Vivre et laisser mourir »
Cette passivité conduit au déclin inexorable des troupes: mille brebis répertoriées, et seulement deux béliers agréés cette année dans le Centre de Sélection! Aïe ça sent le sapin. C’est dire les œillères des éleveurs, et le poids de leurs certitudes. Certains arguent qu’il suffit de s’en occuper un minimum, c’est pas sorcier. Sauf qu’en étudiant leurs pratiques, on découvre que les quelques brebis qu’ils possédent bénéficient du traitement de luxe d’un cheval pur-sang, qu’elles coûtent un bras à élever, et que leur mode d’élevage n’a plus rien de naturel.
En gros, ce sont leurs danseuses, qu’ils maintiennent sous perfusion de granulés, de biberons et de vermifuge chimique. Sans quoi les moutons dépérissent, ne parvenant plus à transformer en énergie l’herbe qu’ils broutent ni à lutter contre les parasites et les maladies. Sorte de petits animaux hors-sol posés dans une prairie, à côté d’un panneau « Race d’Antan ».
Or, c’est tout l’inverse de ce qu’un éleveur professionnel recherche! Un éleveur herbager attend que ses moutons soient capables de survivre dans une prairie naturelle, de faire naître des agneaux et les élever en les allaitant sans avoir à les gaver artificiellement (maïs, soja, céréales). Un mouton qui ne nécessite pas de soins vétérinaires sur mesure pour rester en vie. Un mouton qui permette à une exploitation de produire de la viande naturelle et de qualité.
Et comme ce n’est plus le cas du Mouton Avranchin, peu de professionnels en élèvent (nous sommes trois éleveurs pro) car c’est un exercice de luxe qu’on ne peut se permettre que si l’on bénéficie pas d’un revenu complémentaire. Ou que l’on vit des primes agricoles et pas seulement de la production de viande. Mais alors, vivre de primes européennes, ne pas produire de viande et faire de l’acharnement vétérinaire sur des animaux fragiles au motif d’une tradition historique discutable, a-t-il vraiment un sens dans l’agriculture ?
Le dérèglement climatique nous montre que l’élevage de demain valorisera le bétail rustique et capable de s’adapter à l’évolution végétale. Et la question alimentaire mondiale nous pousse à cultiver moins de surface destinée à nourrir des animaux de ferme.
S’acharner à sauver une race consanguine en phase terminale, branchée sur un goutte-à-goutte artificiel, est-il compatible avec une agriculture paysanne, nourricière, rémunératrice et autonome?
Je présume que ma position est explicite: je trouve snob et creux cet acharnement. Voire d’une légère malhonnêteté intellectuelle car l’aura de race locale menacée engendre une demande commerciale. Au motif de la rareté génétique, certains vendent chers des animaux mal développés, qui ne survivront pas en vraies conditions d’élevage, ou ne seront jamais aptes à se reproduire.
Malgré ces dérives, la question des races locales a du sens. En tout cas, on peut lui en redonner en se demandant ceci:
- à quel climat et à quelle végétation ce mouton est-il réellement adapté?
- qu’est-ce qui a fait sa force, et à quel moment de l’histoire agricole?
- quelles sont ses qualités qui présentent un intérêt pour l’agriculture de demain?
- si la race actuelle ne présente plus les qualités attendues, dans quelle race cousine les retrouver?
- comment veut-on positionner la race dans la société, à quoi sert-elle? Produire du lait, de la viande ou de la laine, entretenir des sites naturels, faire joli dans les concours ou les jardins, l’inscrire dans une gastronomie régionale?
L’idée de la race, l’esprit de l’avranchine, bien portante sur son territoire d’origine, ne prévaut-elle pas sur l’enfermement dans un moule factice fait de gabarit et de nuancier?
C’est la vision ouverte que j’ai quand on décrète qu’il faut sauver la race! Je défends la libération de cet esprit terroir, en adéquation avec le cheminement et le bon sens de nos ancêtres, en analysant davantage l’adaptation du mouton dans son écosystème plutôt que la nuance de couleur de ses oreilles… devant une auge pleine de maïs et de soja.
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