Pourquoi tu ne renouvelles pas ton contrat au Tchad? Les carnets d’ailleurs de Marco et Paula #217
Paula quitte le Tchad, sans se retourner...
Aux multiples personnes qui me posaient cette question quand que je leur rappelais que j’arrivais en bout de mission – un peu comme on arrive en bout de piste – j’aurais pu répondre avec un petit sourire en coin : « La saison des insectes revient à tire d’aile et je ne veux plus revivre l’invasion des grillons. En avoir un chez soi est peut-être un signe de chance et de prospérité, mais en avoir une cinquantaine est une calamité: un grillon vivant stridule, un grillon mort sent mauvais. »
Même si c’est Monsieur qui te l’a offert?
Mais non. J’ai épuisé ma réserve d’empathie culturelle. Au Tchad, les personnes s’accordent assez bien sur ce qui est bon pour les femmes. Ainsi une collègue tchadienne, joliment voilée me fit un jour sentir son nouveau parfum. Je lui dis alors que je n’aimais pas en porter, suscitant un « même si c’est monsieur qui te l’a offert? » Son collègue, fier de sa croix de tout récent communié, intervint alors: « Elle refuse de mettre du parfum, moi je la répudie ». Sans même mesurer son incohérence, il rajouta que de toute façon il n’était pas bon d’offrir un parfum à une femme car cela l’incitera à aller en voir un autre… Et tous ces braves gens travaillent dans l’humanitaire.
Être cheffe de mission d’une équipe de cent-dix personnes sur sept sites et cinq projets est plus épuisant qu’exaltant. Onze jours que je ne travaille plus et mes rêves sont encore là-bas. Certes, ils deviennent plus incongrus et je sais maintenant que je rêve, ce qui n’était pas souvent le cas pendant ma mission. Ainsi, j’ai bloqué l’achat de casquettes pendant des mois, persuadée d’avoir entendu quelqu’un du siège m’énoncer que l’ONG l’interdisait, alors qu’en fait j’avais mené cette discussion en songe.
Diriger une mission humanitaire exige une bonne dose d’enthousiasme et la croyance au bien-fondé de ses actions. Quand mes journées ont été consacrées à régler des conflits judiciaires, à analyser des factures litigieuses, à désamorcer des règlements de comptes, à signer les trois à quatre documents qui justifient chaque dépense, il ne me restait ni le temps ni l’énergie pour créer l’environnement qui permettrait aux équipes de trouver comment mettre en œuvre des projets qui, à terme, auront un impact positif.
Une humanitaire dans la spirale…
Une de mes motivations à travailler comme humanitaire est cette opportunité de découvrir comment des personnes aux références métaphysiques a priori différentes des miennes, s’arrangent avec l’absurdité de l’existence. Cette année au Tchad m’a laissée sur ma faim. Car pour cela, faut-il encore les observer dans leur vie quotidienne et je n’ai finalement fréquenté, en dehors de mes collègues, qu’un tchadien, mais qui n’était pas entièrement du cru, étant tchado-français… Il avait une entreprise et des responsabilités « d’élu » (faute d’élection, il avait en fait été désigné par un gouverneur). De n’être que partiellement tchadien modifiait certainement sa manière de voir les choses car à la surprise générale, il avait annoncé lors de son discours d’investiture qu’il quitterait ses fonctions s’il n’obtenait pas de résultats. Il m’a même raconté avoir écrit au Président (oui, celui en haut de la pyramide) qu’il avait été indisposé par une enveloppe que lui avait glissé un entrepreneur. J’espère qu’il ne sortira pas sali de son mandat. Finalement, ce sont surtout les chauffeurs avec qui j’ai pu finalement bavarder à bâtons rompus. Avec mes autres collègues, nous discutions surtout du travail.
On s’imagine souvent les humanitaires comme des baroudeurs, sillonnant le pays dans leur 4×4 plus ou moins rutilants (mais toujours propres car au Tchad, les chauffeurs des diverses ONG mettent un point d’honneur à conduire une voiture en bel état et se surveillent mutuellement). En douze mois, je n’ai effectué que deux tournées des bases, en trois voyages. Le Tchad est vaste et même si tous nos projets étaient dans le sud, s’y rendre depuis la capitale consommait temps, énergie et ressources. Aussi, mon périmètre d’action était fort rétréci et j’effectuais essentiellement un travail de bureau, bien loin du terrain et des pistes qui y mènent. En fait, c’était la première fois dans ma carrière que je n’étais pas en direct avec les projets: mon travail manquait de saveurs.
Le terrain, l’algorithme et l’aberration fiscale
Une cheffe de mission fait le lien entre le siège et les équipes de terrain. De fait, je passais les trois-quarts de mon temps devant l’ordinateur à communiquer par email soit avec le siège, soit avec le terrain – parfois par téléphone quand le réseau le permettait. C’est bien la peine de laisser ceux qu’on aime pour pianoter sur un clavier toute la journée.
Et c’est au Tchad que j’ai rencontré cette situation surréaliste: un gouvernement qui taxe les projets humanitaires. Huit mois, nous avons mené bataille. En vain. Le dernier jour de mon contrat, alors que je bouclais le rapport de passation et un document de stratégie pour 2020, un décret présidentiel m’est parvenu: le comité chargé de gérer la ponction des 1% était formé. Par conséquent, ONG locales et internationales recevront d’ici décembre une facture du gouvernement correspondant à 1% du budget de leurs projets. J’avais anticipé le mouvement et, après de longues discussions avec le siège, annulé deux projets et raccourci deux autres pour échapper à cet impôt -l’ONG qui m’employait ne devra rien payer, mais les implications seront rudes. En 2020, la mission ne mènera que deux projets sur un seul site, diminuant de deux tiers le personnel et réduisant drastiquement le nombre de bénéficiaires. A terme, elle fermera, très probablement. Comment accepter de payer un impôt sur des projets humanitaires? Nous contribuons déjà au fonctionnement de l’État avec les frais de douanes et les taxes liées au personnel, mais cette taxation par un gouvernement qui se soucie comme d’une guigne du bien-être de sa population, pour moi c’était le grain de sable de trop.
Je n’allais pas raconter tout ça à mes collègues, aussi lorsqu’ils m’interrogeaient sur les raisons de mon départ, j’invoquais mon époux. Six mois sans le voir était insupportable alors, non, je ne renouvellerai pas mon contrat. Et ça, c’était culturellement acceptable.
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