🐑 Faut-il adorer le passĂ©? Une bergĂšre contre vents et marĂ©es… #92

Du papé, faire table rase... Quoique
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La fileuse (Van Gogh, 1889) et Marion (Laines à l’Ouest, 2019)

Dans le milieu agricole, on a un rapport Ă©trange avec le devoir de mĂ©moire. On ne garde pas un bon souvenir du passĂ© et on est contre la devise « C’était mieux avant » !

Les JournĂ©es du Patrimoine offrent l’occasion de faire des animations dĂ©diĂ©es au grand public. Cette annĂ©e: un lieu exquis (le ChĂąteau mĂ©diĂ©val de CrĂšvecƓur-en-Auge), l’affluence d’un public Ă©clairĂ©, la mise en valeur de traditions immĂ©moriales. Toutes les bonnes cases sont cochĂ©es: races de moutons menacĂ©es, Ă©co-pĂąturage dans un verger conservatoire, dĂ©monstration de savoir-faire,
 Ces animations sont des formidables moments de rencontre avec le monde non agricole. Des shoot d’adrĂ©naline joyeux ! D’autant qu’avec ma consƓur, on aime bien s’accessoiriser ou carrĂ©ment se dĂ©guiser, mettre en scĂšne des moutons ou faire intervenir le public.

Laines à l’Ouest

Notre dĂ©marche est-elle reprĂ©sentative d’une nostalgie agricole locale? Et bien non! Le public que nous touchons, ce sont les citadins, ceux que la vie hors-sol a Ă©loignĂ©s de leurs racines. Car ceux qui ont leurs racines encore bien plantĂ©es dans la terre des ancĂȘtres abhorrent ce culte du passĂ©, rejettent les pratiques d’antan et ils font tout pour oublier la maniĂšre de travailler de la gĂ©nĂ©ration d’avant !

En dépit du papé

Moi qui croyais que le « respect des anciens » faisait partie du bon sens paysan
 Quel leurre! On suit les prĂ©conisations du papĂ© tant qu’il est encore vivant, Ă  faire l’inspecteur des travaux finis depuis la cuisine avec sa canne. Mais aussitĂŽt qu’il disparaĂźt, le fils – libĂ©rĂ© du jugement paternel – se hĂąte de moderniser sa maniĂšre de travailler. La modernisation est souvent diabolisĂ©e par les citadins qui rĂȘvent de permaculture et de micro ferme, mais avant d’ĂȘtre une course Ă  la productivitĂ© et Ă  la robotique, la modernisation a d’abord consistĂ© Ă  soulager la pĂ©nibilitĂ© du travail. Jusqu’à l’entre-deux-guerres, le quotidien des petites fermes consistait en des gestes moyenĂągeux qui n’avaient pas Ă©voluĂ© depuis la sĂ©dentarisation de l’agriculture! Avec charrue, cheval, traite au sceau dans la prairie, moisson manuelle et manivelles. L’infirmitĂ© liĂ©e aux accidents du travail, l’inexistence de couverture sociale, les ravages sur les cultures (mĂ©tĂ©o ou parasites)
 rien n’a laissĂ© dans la mĂ©moire rurale de douce nostalgie. Ici, l’inconscient collectif est imprĂ©gnĂ© de pĂ©nibilitĂ© physique, de froid humide et d’insĂ©curitĂ© alimentaire.

En Octobre de Georges Laugée (1881)

S’intĂ©resser Ă  cette rĂ©alitĂ© permet de mieux comprendre pourquoi le passĂ© ne fait pas spĂ©cialement rĂȘver les agriculteurs
 Il faut l’avoir quittĂ© depuis plusieurs gĂ©nĂ©rations pour acquĂ©rir une vision fraĂźche et objective. Voire une vision idĂ©alisĂ©e de la part de certains CSP+ parisiens, oĂč chaque rue accueille dĂ©sormais une cantine locavore, deux Ă©piceries bio et trois commerces Ă©quitables. Ce qui peut concourir Ă  tronquer leur vision de la rĂ©alitĂ© agricole.
(note pour moi-mĂȘme: StĂ©phanie, ne critique pas ceux qui te font vivre! Car c’est Ă©videmment grĂące au pouvoir d’achat et Ă  l’exigence de ce type de consommateur que des producteurs tels que toi, et ton crĂ©neau de niche, parviennent Ă  vivre)
Reprenons : les paysans qui ont en mĂ©moire gĂ©nĂ©tique la condition de leurs aĂŻeux depuis mille gĂ©nĂ©rations ne peuvent raisonnablement pas succomber aux sirĂšnes de la nostalgie. Ils acceptent leur destinĂ©e agricole Ă  condition qu’elle puisse les rapprocher un peu des promesses de la sociĂ©tĂ© de consommation: des Ă©crans pour que les kids ne se sentent pas marginalisĂ©s, une maison bien isolĂ©e, des horaires de travail hebdomadaire plus proche de 50h que de 90h.

On comprend alors que les vieilles cartes postales ne les fassent pas fantasmer, et qu’ils n’aillent pas rĂȘver dans les Ă©comusĂ©es. Je rejoins ce cheminement qui nous fait parfois nous dire: « Stop, je ne vais pas me ruiner la santĂ© ni risquer le dĂ©pĂŽt de bilan juste pour faire plaisir Ă  des citadins salariĂ©s qui rĂ©clament de l’authenticitĂ© (en feuilletant un magazine « Kinfolk » sur leur canapĂ© Habitat).

CĂ©lĂ©brer la simplicitĂ© rurale (par Kinfolk magazine). Un peu survendue.  La faute Ă  « l’instagramisation » du monde: sa tyrannie esthĂ©tique balaie toute subtilitĂ© du rĂ©el.

N’empĂȘche que…

Notre chance, c’est que l’intensification de l’agriculture est arrivĂ©e Ă  un point tellement extrĂȘme et autodestructeur que mĂȘme les agriculteurs les plus modernistes tirent la conclusion qu’il faut la remettre en cause. Ils ne prĂŽnent pas encore un retour au cheval de trait mais suspectent que le discours officiel ne va plus tenir longtemps.  Ce positionnement productiviste se fendille et se fissure sous les coups de boutoir du manque de rentabilitĂ©, de la concurrence des pays Ă©mergents et des scandales alimentaires. Personne ne sait ce que l’on va trouver derriĂšre, mais tout le monde est conscient que toutes les idĂ©es sont bonnes Ă  mettre dans le pot commun de la rĂ©flexion gĂ©nĂ©rale. Y compris ce fameux « bon sens paysan » qui encourage plutĂŽt Ă  s’adapter humblement aux Ă©lĂ©ments naturels et Ă  conserver autonomie chez soi plutĂŽt qu’obĂ©ir Ă  un commercial de la grande distribution.
La lĂ©gendaire mĂ©fiance paysanne a peut-ĂȘtre enfin du bon si elle lui permet de ne pas signer aveuglement en bas de la page Ă  chaque fois que la sociĂ©tĂ© lui prĂ©sente un nouveau rĂŽle. La plupart d’entre nous revendiquons de garder notre libre-arbitre, aussi bien pour refuser qu’on nous colle la dĂ©nomination « d’agrimanager » (a-t-on dĂ©jĂ  entendu flagornerie plus crĂ©tine?) que l’injonction Ă  revenir aux mĂ©thodes du passĂ©.

Quid du culte du patrimoine ?

Cet idĂ©alisation passĂ©iste est rĂ©cente dans la sociĂ©tĂ© et relĂšve surtout d’un loisir bourgeois (pour salariĂ©s du tertiaire qui s’ennuient dans leur bureau). D’autant que par leur travail, des peintres comme Jean-François ou Vincent Van Gogh ont contribuĂ© Ă  sublimer la rĂ©alitĂ© agricole. Instagram avant l’heure?

La Méridienne (Millet, 1866) et La Sieste (Van Gogh,1890 )

En agriculture, considérons plutÎt le patrimoine comme une boßte à outils dans laquelle on peut piocher avec un esprit pratique et cartésien.

Filer la laine au rouet

Si l’on est porteur du gĂšne Madame Irma, on peut deviner que l’avenir nĂ©cessite de relocaliser des productions et se rĂ©approprier des savoir-faire. Filer de la laine au rouet? Soyons lucide: c’est charmant d’en faire la dĂ©monstration mais irrĂ©aliste de rhabiller une nation de cette maniĂšre. Installer des petites filatures locales serait en revanche cohĂ©rent pour valoriser les fibres produites localement: laine, lin, chanvre.

CĂ©lĂ©brer les races anciennes: idem. Cela a du sens si l’on valorise le potentiel de rusticitĂ© des animaux pour faire face Ă  l’évolution climatique et nourrir les citoyens d’une rĂ©gion. Mais cela est ridicule si c’est pour garder sous cloche des animaux de zoo dĂ©connectĂ©s de leur terroir d’origine (j’ai dĂ©veloppĂ© ce paradoxe dans l’épisode 77: Faut-il sauver les races anciennes ?).

Entre loisir contemplatif et redĂ©couverte de l’évidence technique, se pencher sur le patrimoine agricole et artisanal colle parfaitement Ă  l’air du temps! RĂ©sultant des expĂ©riences Ă©talĂ©es sur quelques millĂ©naires, il nous informe des ratages et des rĂ©ussites, et il est mĂȘme livrĂ© avec le mode d’emploi et la liste des effets secondaires.
Continuons à nous en inspirer, à le remettre en cause, à le réinventer, à en faire un paramÚtre actif de notre évolution. Surtout pas figé dans la naphtaline.

“Une bergĂšre contre vents et marĂ©es”: tous les Ă©pisodes


♩ StĂ©phanie MaubĂ© invitĂ©e de l’Emission # 578 (7/03/2019)
♩ StĂ©phanie MaubĂ©, le film “Jeune BergĂšre” de Delphine DĂ©trie (sortie: 27/02/2019)♩ StĂ©phanie MaubĂ© dans l’émission â€œLes pieds sur terre” â€“ France Culture: (rĂ©)Ă©couter (07/04/2015)♩ Le portrait de StĂ©phanie MaubĂ© dans LibĂ©ration (26/02/2019)
♩ StĂ©phanie MaubĂ© dans l’émission de France Inter â€œOn va dĂ©guster“: (rĂ©)Ă©couter (6 mai 2018)

♩ Le site de StĂ©phanie MaubĂ©

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