Vitesse, prix de l’essence et Gilets Jaunes constituaient les enjeux de la mobilitĂ© rurale. Jusqu’à ce jour!

Ce matin, j’ai amenĂ© ma voiture au garage pour une rĂ©vision. Ayant une distance de 10 km Ă  parcourir pour rentrer chez moi, j’ai dĂ©cidĂ© de faire du stop. Autant par flemme de faire du vĂ©lo que par dĂ©lice nostalgique de mes vacances d’ado Ă  la campagne. Et puis aussi parce que je prends beaucoup d’auto-stoppeurs et j’estime que le flux routier normand me doit quelques trajets. Sortie de l’impersonnelle Zone d’ActivitĂ©, je lĂšve Ă  peine le pouce qu’une voiture s’arrĂȘte.

Quand l’engin intrigue

Une voiturette sans permis! Oh la belle aubaine, c’est la premiĂšre fois que je monte dans un de ces petits engins qui intriguent. Elle est conduite par une dame ĂągĂ©e, qui m’enjoint avant toute chose de prendre sur les genoux son mini chien, dont je vole la place passager. Je me rĂ©jouis de l’aventure. La dame m’explique qu’elle prend automatiquement les auto-stoppeuses pour ne pas qu’il leur arrive malheur. Je n’ose lui exposer ma thĂ©orie, selon laquelle les serial-killers vivent tous en Meurthe-et-Moselle, et que la douceur de vivre en Normandie prĂ©munit de toute perversion. Je me contente de sourire aimablement au caniche qui me fixe d’un air soupçonneux (Ă  dĂ©faut de le caresser, car il interprĂšte visiblement cela comme une agression). La dame me donne une clĂ© pour me faire accepter: « Faites semblant d’ĂȘtre le siĂšge! ».

La question du sandwich

Le trajet est un jeu de rĂŽle nouveau pour moi. Nous nous faisons Ă©videmment dĂ©passer par tout le monde, parfois Ă  coups de klaxons Ă©nervĂ©s. Me retrouver prise en sandwich entre un car scolaire et un camion-citerne de collecte de lait gĂ©nĂšre la plus grande sensation de vulnĂ©rabilitĂ© que j’ai jamais ressentie. Voyant un rond-point arriver, je questionne la dame sur la pertinence d’en faire trois fois le tour, afin de fluidifier le trafic des dizaines de conducteurs qui pestent derriĂšre nous.

Quand le rond-point devient une échappatoire attendue (photo Ornikar)

Ma pilote m’explique que les insultes s’arrĂȘtent net quand les automobilistes constatent qu’elle est une respectable dame ĂągĂ©e. L’interjection « Hey, sors pas aux heures de pointe, alcoolo! » meurt alors sur leurs lĂšvres. Ce qui ne fut pas le cas pour son fils quand il lui amena  gentiment sa voiturette au garage. Un trentenaire au volant d’une voiture sans permis passe forcĂ©ment pour un diminuĂ© du ciboulot, surtout s’il porte des lunettes. Il Ă©tait revenu traumatisĂ©, insistant pour que sa maman passe son « vrai » permis de conduire.

À l’assaut !

Mais elle n’en avait pas eu besoin pendant son mariage, et pour garder son autonomie depuis son veuvage, la voiturette Ă©tait la solution la plus lĂ©gĂšre. Et aucunement frustrante, rien ne nous empĂȘchait de dĂ©passer! C’est ce qu’elle a tenu Ă  me dĂ©montrer en voulant doubler un tracteur. Profitant d’une longue ligne discontinue et d’une vision dĂ©gagĂ©e, elle a ramassĂ© ses forces, fait corps avec sa monture et s’est Ă©lancĂ©e sur la voie de gauche. Le moteur a vrombi si fort que je me suis demandĂ© si le tracteur implosait sous le coup de l’humiliation. Le fermier qui le conduisait a tournĂ© les yeux vers nous (c’est-Ă -dire qu’il a baissĂ© la tĂȘte vers la gauche). Je ne saurais affirmer que j’étais collĂ©e Ă  mon dossier par la vitesse de propulsion, mais enfin, je faisais corps avec le siĂšge pour me faire accepter du chien. J’ai essayĂ© de sourire poliment au conducteur du tracteur, mais voyager dominĂ©e par un caniche ĂŽte toute crĂ©dibilitĂ©. Il a interprĂ©tĂ© notre tentative de dĂ©passement comme un manque de respect de la part de greluches locales envers un bon paysan, et a accĂ©lĂ©rĂ©. Nous sommes restĂ©es un bon moment Ă  rouler cĂŽte Ă  cĂŽte, ma pilote dĂ©terminĂ©e Ă  me prouver qu’une voiturette peut doubler. En vain. Nous avons dĂ» ranger notre mĂ©galomanie et nous rabattre derriĂšre le tracteur quand la ligne discontinue s’est arrĂȘtĂ©e. En toute humilitĂ©.

Redécouvrir le charme des plantes sauvages du bas-cÎté (et avoir le temps de bien les regarder)

Nous Ă©tions arrivĂ©es. Je l’ai chaleureusement remerciĂ©e et lui ai promis de retourner chercher ma voiture en vĂ©lo, sans faire de stop, oui c’est trop dangereux. Le caniche m’a lancĂ© des Ă©clairs en reprenant sa place toute chaude et elle a redĂ©marrĂ©. Sur toute la largeur du pare-brise arriĂšre s’étalait un autocollant: « Agneaux sans permis ». Agneaux est le nom d’une petite ville dans laquelle est implantĂ©e un concessionnaire de voiturettes. L’évocation est irrĂ©sistible et m’égaie Ă  chaque fois.

Acheter Ă  Agneaux sans permis

J’ai alors repensĂ© Ă  toutes les voiturettes « Agneaux sans permis » que j’avais doublĂ©es, amusĂ©e par leur visage impassible, la tĂȘte rĂ©solument tournĂ©e vers l’horizon, et non vers ceux qui les doublent avec des accĂ©lĂ©rations agacĂ©es. J’ai eu honte de toutes nos analyses sociologiques rĂ©ductrices: si le conducteur est vieux, c’est qu’il est alcoolique ou aux fraises, et si c’est un jeune c’est qu’il a un dĂ©ficit quelque part. Curieusement, on est plus clĂ©ment avec les femmes: on leur prĂȘte des excuses financiĂšres (ce qui est hors sujet, car le prix d’une voiturette dĂ©passe largement celui du permis de conduire) ou bien on les plaint de ce manque d’accĂšs Ă  l’autonomie – forcĂ©ment la faute d’un homme.

Play mobile !

La voiturette pourrait donc ĂȘtre perçue comme un outil de libertĂ© pour les profils qui ne rentrent pas dans le moule (j’en suis passĂ©e pas loin, il m’a fallu 110 heures de cours de conduite). Un outil libertaire doublĂ© d’un manifeste slow transport, prĂŽnant une nouvelle approche de la mobilitĂ©. Moins pressĂ©, moins loin. Parce qu’on y rĂ©flĂ©chit Ă  deux fois dans le choix entre deux boulangeries quand 5 km les sĂ©parent. C’est alors tout notre rapport avec l’espace qui s’en trouve modifiĂ©. Ce cheminement induit une boulimie raisonnĂ©e des kilomĂštres: ce qui Ă©quivaut Ă  se dĂ©placer en carriole Ă  cheval? Une sorte de dĂ©croissance Ă  l’esthĂ©tique Playmobil. Devient-on « locavore » par la force des choses? Ou devient-on au contraire « supermarchĂ©vore » en groupant toutes nos courses dans un seul endroit?

Est-il raisonnablement envisageable d’aller travailler Ă  40 km de chez soi ou franchement dangereux? Pourrai-je rester agricultrice si j’en conduisais une? Combien d’agneaux pourrais-je transporter Ă  la fois? La voiturette contribue-t-elle Ă  rĂ©guler les naissances? Elle n’a que deux places (mais un grand coffre). Est-elle compatible avec les revendications des Gilets Jaunes ou bien illustre-t-elle une  expĂ©rience de solution? Et question cruciale: peut-on draguer en voiturette?
AprĂšs cette expĂ©rience de persĂ©vĂ©rance routiĂšre tout en dignitĂ©, j’affirme en tout cas que ces conducteurs ont toute leur place dans une Marche des FiertĂ©s.

 â€œUne bergĂšre contre vents et marĂ©es”: tous les Ă©pisodes


♩ StĂ©phanie MaubĂ© invitĂ©e de l’Emission # 578 (7/03/2019)
♩ StĂ©phanie MaubĂ©, le film “Jeune BergĂšre” de Delphine DĂ©trie (sortie: 27/02/2019)♩ StĂ©phanie MaubĂ© dans l’émission â€œLes pieds sur terre” â€“ France Culture: (rĂ©)Ă©couter (07/04/2015)♩ Le portrait de StĂ©phanie MaubĂ© dans LibĂ©ration (26/02/2019)
♩ StĂ©phanie MaubĂ© dans l’émission de France Inter â€œOn va dĂ©guster“: (rĂ©)Ă©couter (6 mai 2018)

♩ Le site de StĂ©phanie MaubĂ©

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