Les sables mouvants du retour… Les carnets d’ailleurs de Marco et Paula #212

Marco est de retour dans un monde américain qu’il connaît bien; pourra-t-il rester nomade malgré tout?
Quelques jours après mon retour à Washington, je pris le périphérique pour rejoindre l’autoroute qui mène en Virginie; le ciel était bleu, le soleil tapait fort, la circulation était fluide et la radio jouait du rock des années 80. Un moment, je me suis crû reporté plus de trente ans en arrière. J’étais sur une autoroute de Los Angeles, je découvrais l’Amérique au volant d’une voiture équipée de l’air conditionné, je ne comprenais pas ce qui se disait à la radio, mais peu importait, j’étais plongé dans un monde nouveau, moderne et matérialiste; le ciel était bleu, le soleil tapait fort, la circulation était fluide.
L’Amérique, je veux l’avoir…
Après dix ans d’Afrique, je me replongeais donc sur ce périphérique dans une Amérique qui m’était familière, mais dont je re-découvrais, avec un regard changé par l’absence, les décors, l’appétit pour le monde matériel, le puritanisme et l’outrance, la religiosité et la modernité, et une indifférence finalement pour le reste de la planète. Je retrouvais les pick-up trucks, le fast food, les shopping malls, la frénésie, les églises, les autoroutes larges comme des pistes d’atterrissage, les banlieues, les Harley-Davidson, les shows télévisés, la politique comme un soap opera. Je sentais comme il serait facile de me couler dans ce moule, de retrouver mes marques dans cette société autrefois explorée avec curiosité et qui aujourd’hui semblait ne plus me cacher beaucoup de secrets.

Ce mouvement de retour qui peut paraître finalement naturel serait pourtant une défaite, l’abandon de vérités lentement apprises par l’expérience nomade, l’oubli des découvertes que l’on fait sur soi quand on s’éloigne de « chez soi ». Ce serait fermer la porte sur ce monde dans lequel j’avais fait l’expérience d’être un Autre, dans lequel il avait été impossible de me fondre, demeurant résolument étranger, même si cela se fit sans que j’eusse chercher à l’être.
Mais peut-on résister au retour ?
Je me souviens, chauffeur d’une navette pour l’aéroport de San Francisco, avoir répondu à un passager qu’après quelques années aux États-Unis je m’étais découvert européen plutôt que français, et qu’il n’y avait pas de retour possible à cette première identité. L’émigration avait altéré celui que j’avais cru être. Puis, deux décennies plus tard, je me mis à suspecter que – sans même m’en rendre bien compte – j’avais fait des États-Unis un « chez moi », ce qui est finalement, dans ce pays d’immigration, un sentiment bien américain et fort légitime. Je pourrais donc, après mon vagabondage africain, envisager de faire un retour « chez moi », mais ce serait abandonner alors la liberté gagnée par l’expérience d’être l’Autre, même si celle-ci se fit en dépit de moi.
Mais comment résister au retour ?
Il est évidemment facile et donc tentant de retracer ses pas, ne serait-ce que par paresse, mais si l’on ne le veut pas, comment alors continuer à vivre l’expérience de l’exil dans cet univers très familier dont je reconnais bien des intonations et bien des tonalités, et mieux que partout ailleurs. Comment rester libre de soi, du personnage que l’on fut dans un autre temps, quand pointe sur l’horizon la possibilité d’un retour « chez soi »?
Sur cette route que j’emprunte, le ciel est bleu, le soleil tape fort, la circulation est fluide. Mais vers quel monde vais-je?

Photo de Une : Le périphérique de Washington DC (© Sean Emerson)
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