Les Carnets d’ailleurs de Marco et Paula # 55: à cheval sur la réalité…
La réalité, quelle réalité ? Pour Marco, la réalité a toujours été insaisissable. Quand sa fille autrefois lui posait la question, il répondait “je ne sais pas”. Quand il regarde le Congo aujourd’hui, il songe “je ne sais pas”.
Ce matin, je me demande seulement si la carrière du centre équestre n’aura pas été transformée en terrain de polo aquatique, ce qui serait proprement dramatique. Ce matin, c’est le moment le plus important de la semaine: nous allons monter à cheval, et peu me chaut le reste du monde, ses inondations et son réchauffement climatique, Kinshasa et son absurdité, le Congo et ses élites kleptocrates et ploutocrates. Le dimanche matin, c’est notre bouffée d’oxygène, tout autant physique que mentale. Que rien ni personne ne se mette en travers !
Le centre équestre, créé en 1945, est en lui-même un morceau de bravoure du surréalisme belge: 65 hectares en plein centre de la capitale, juste à coté du palais en ruine de Mobutu. Imaginez le bois de Boulogne à Paris avec des collines, clôturé et réservé à un petit groupe de cavaliers. Blancs. Les cavaliers, aujourd’hui, sont encore fort blancs. Mais moins, tout de même.
Quand nous vivions de l’autre coté du fleuve, à Brazzaville, nous allions aussi nous ressourcer au centre équestre du coin, mais c’était une bien plus petite affaire (quoique elle aussi située en centre ville). Nous y avions rencontré un staff de l’ambassade américaine, qui venait de passer trois ans à Kinshasa; à la manière dont il décrivait le centre équestre de l’autre coté du fleuve, on s’imaginait une sorte de Shangri-la avec des chevaux. Mais, finalement, il n’était pas loin de la réalité.
Le centre équestre de Kinshasa fut, pendant longtemps, une superbe affaire. La liste d’attente pour y entrer était longue de plusieurs années et il fallait être parrainé par au moins trois ou quatre membres pour être admis. Toutes les après-midi à cinq heures les carrières -recouvertes d’herbe- étaient arrosées par un système automatique. Les écuries logeaient plus de 100 chevaux.
Aujourd’hui, les carrières sont recouvertes de sable et il n’y a plus que la pluie pour faire l’arrosage. Dans les écuries ne logent qu’une cinquantaine de chevaux. Tout le monde – autant dire n’importe qui – y est admis, et sans attente (et c’est bien pour ça que nous pouvons aller nous y délasser). Mais le concours équestre international qui a lieu tous les ans reste l’évènement kinois le plus prisé de l’année -15 000 personnes s’y sont pressées à la dernière édition- et des concurrents y viennent avec leurs jets privés.
En 2004, j’étais au Katanga à faire une étude sur les ravages du Mobutisme, et je me souviens avoir été invité à déjeuner dans les ruines du centre équestre de Kolwesi, qui, à l’époque coloniale, rivalisait sans doute avec celui de Kinshasa. Kolwesi, au début des années 2000, était une ville fantôme. On y entendait une voiture ou un camion rouler. Toutes les cinq ou dix minutes. Les anciens mineurs traînaient dans les rues, zombifiés: la chute de la Gecamines les avait littéralement vidés de leur âme. Un de ces anciens mineurs, qui avait été « quelqu’un » dans l’encadrement technique et que j’avais rencontré chez lui, s’essayait à élever quelques douzaines de poussins.
Mais bon, la réalité, c’est qu’on est dimanche matin à Kinshasa, et Paula et moi sommes à cheval, et Xavier, l’instructeur, nous donne à tous les deux une leçon de saut d’obstacles. Tout va bien comme dans le meilleur des mondes.
Sur la route du retour, je note que le terrain de golf, à coté de chez nous, est légèrement inondé. Tiens, c’est donc vrai qu’il y a des inondations dans le pays.
Je songe au papier que ma fille, étudiante dans une université américaine, doit écrire sur les possibilités de développement du Congo: Industrialisation orientée sur la substitution des importations, ou orientée sur les exportations, a demandé son professeur de macro-économie ? Je l’ai bien sûr bombardée d’une demi-douzaine d’articles académiques sur la question, ce qui a eu pour effet de rafraîchir ma photo statistique du Congo. En termes de PNB, le Congo est au 184ème rang sur 185 pays, avec environ 800 dollars par habitant et par an, derrière le Niger (180ème), la République du Congo de l’autre coté du fleuve (121ème) ou la France (24ème). En termes de facilité à faire des affaires, le Congo est au 185ème rang sur 189, devant le Sud-Soudan et la Libye. Éducation? Seulement 43% des enfants en âge de fréquenter le cycle secondaire vont encore à l’école.
Voilà, c’est ça, une des réalités du Congo, et sans les chiffres du PNUD ou de la Banque mondiale, je n’en aurais vraiment aucune idée. Depuis la Gombe, la commune chic de Kinshasa où nous habitons, difficile de se souvenir de cette réalité-là. Paula, qui travaille dans les « quartiers » comme on dit, elle, ne l’oublie pas. Mais moi, depuis mon perchoir, à regarder les immeubles modernes qui m’entourent, à hanter les bâtiments gouvernementaux, à voir rouler les Mercedes aux vitres fumées, les Hummer, les BMW à jantes larges, j’ai tendance à oublier. Je suppose que ceux qui sont assis dans ces grosses voitures l’oublient aussi. Ou alors, ils en ont très peur, et ils ne veulent pas le voir. La réalité ? On pourrait appeler ça une distorsion cognitive.
Je me souviens, à la fin des années 2000, avoir lu un matin une communication de Robert Zoelick, alors Président de la Banque mondiale, qui m’avait l’air d’être un homme décent, même si politiquement nous n’étions pas du tout du même bord. Il annonçait qu’à l’horizon 2020 la plupart des pays d’Afrique seraient devenus “des pays émergents”. J’en ai avalé mon café de travers, et me suis demandé si mon Président n’avait pas fumé la moquette ce jour-là. Je savais déjà qu’il n’avait jamais travaillé dans le développement avant d’être nommé à la tête de la Banque, mais, après tout, on lui demandait surtout de gérer une grosse bureaucratie internationale, alors, pourquoi pas? Je savais aussi qu’il n’avait à l’époque -si je ne me trompe pas- jamais mis les pieds en Afrique. Pour cette raison là au moins, il aurait pu s’abstenir, au lieu d’écrire une telle bêtise. Laquelle est vite devenue, évidemment, la réalité refrain des « Présidents-fondateurs » africains.
Mais il y a encore d’autres réalités, comme la belle histoire de l’Orchestre Symphonique Kimbanguiste de Kinshasa. L’orchestre a été fondé en 1994 -dans une église Kimbanguiste- par Armand Diangienda, ancien pilote d’avion, et petit-fils du prophète Congolais Simon Kimbangu. Au début, ils n’étaient que quelques-uns, à jouer sur des instruments de fortune, et sans même songer à devenir un orchestre. Aujourd’hui, ils sont 200 et quelques, tous musiciens amateurs; certains ont une profession, d’autres se débrouillent avec des petits métiers. Ils répètent le soir, après le travail. Ces dernières années, Diangienda et deux de ses musiciens ont composé plusieurs œuvres symphoniques, et l’orchestre a été invité à jouer aux Etats-Unis et à Monaco.
Alors, la réalité, c’est quoi? Quant elle était beaucoup plus jeune, ma fille me demandait souvent, comme en ritournelle: pourquoi tu ne sais pas? Et je répondais: Je ne sais pas!
Tout Nomad’s land.
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