🐑 Super Merguez peut-elle sauver la gastronomie populaire? #91

Fin des vacances: la saison de la merguez s’achève… C’est ce que les barbecues éteints semblent nous indiquer. Mais derrière son apparente légèreté, la merguez cache en réalité des enjeux bien plus riches qu’un simple plat estival « feel good ».
Camarade, remets en cinq à griller et sauve le monde avec nous !

N’est-ce pas drôle comme de nos jours, la merguez s’oppose systématique à la chipolata qui, elle, « ne pique pas » ? Rien que ce constat m’agace! Des familles entières catégorisent encore les aliments entre ceux qui piquent et ceux qui ne piquent pas, conditionnant leur bambins à redouter certains plats. À noter que de nombreuses dames d’un certain âge fuient également les épices et refusent tout net de goûter une merguez. Nos papilles seraient-elles plus genrées qu’on ne le croit? (Un prochain combat?).
Dans un rayonnage boucher, les merguez sont en tout cas présentées comme les corollaires des chipos et des saucisses de porc dans un petit éventail carnassier exhaustif. Leurs histoires et origines sont pourtant bien différentes.

Arrivée depuis peu dans la « World Food« 

Née au Maghreb, la merguez fait l’objet d’une rivalité entre la Tunisie, le Maroc et l’Algérie qui en revendiquent la paternité. Elle y déchaîne surtout les passions entre ceux qui veulent en agrémenter le couscous, et ceux qui rejettent cette ineptie. Selon toute probabilité, la couscous-compatibilité relève de la déclinaison parisienne, dans la lignée de l’atroce Couscous Royal et sa débauche viandarde: poulet, boulettes, côtelettes, brochettes, etc. Une invention des restaurants pour anoblir ce plat simple à une époque pas si lointaine où la viande était un signe extérieur d’épicurisme chic.
C’est dans les années 50 seulement que la merguez traverse la Méditerranée dans les valises des Pieds-Noirs.

À cette époque, les manifestations pour l’Algérie indépendante se multiplient dans les rues de la métropole. Combat partagé et relayé à la Fête de l’Humanité. Née en 1930, la Fête de L’Huma est aussi bien une réunion contestataire qu’une fête populaire. C’est un mélange inédit de musique et de politique. En 1945, un million de personnes y assiste! Le Parti communiste – qui l’organise – est alors le premier parti de France.
Assez naturellement, les idéaux portés par la CGT et le Parti Communiste Algérien convergent. La merguez est adoptée comme casse-croûte idéalement pratique et convivial, tout en étant porteuse d’une symbolique forte. Sous le nom de saucisse algérienne, elle devient l’incarnation des toutes les luttes anticolonialistes. Elle sera par la suite incontournable de tous les rassemblements de gauche jusqu’à nos jours, c’est pourquoi la moindre manif entre Bastille et République s’accompagne de fumée et d’appétissants graillons !

Alimentation Générale, plateforme des cultures du goût, nous offre même une analyse de la légendaire trilogie merguez-frites-bière sous le titre: Une alimentation de partage politique et populaire.

La merguez, un cache-misère?

Sa recette originale n’inclut que de la viande de mouton et de bœuf dans des proportions variables, dans un boyau de mouton. Mais le terme « merguez » désigne en réalité le mélange d’épices qui peuvent être diversement pimentés : paprika, fenouil, anis, cumin, muscade, poivre noir, carvi, harissa… C’est qui lui donne cette couleur rouge si caractéristique. On peut donc trouver des merguez de volaille, de lapin et même de porc du moment que l’espèce animale est précisée sur l’étiquette.
Comme de nombreuses recettes à base de viande hachée, il s’agit au départ d’un recyclage vertueux.  C’est-à-dire que la viande noble étant plébiscitée, les gigots d’agneau et côtes de bœuf se cuisinent et se dégustent tels quels et se suffisent à eux-mêmes. Le hachis parmentier est par exemple né de l’inventivité pour sauver de la perdition un reste de rôti ou de pot-au-feu. Idem pour les tomates farcies. Le principe du hachage sert également à valoriser les morceaux moins recherchés, plus gras ou plus durs à mastiquer. Dans le cas du mouton, il s’agit souvent de la poitrine ou du collier. Un boucher s’agaçant d’une épaule passant  trop de temps sur son étal peut aussi décider de la passer en merguez quand elle se défraîchit.
Cette valorisation des morceaux de seconde classe a évidemment été galvaudée par l’industrie agro-alimentaire, et les merguez sont devenues des fourre-tout de déchets carnés. En supermarché, la composition des merguez premiers prix est aussi cauchemardesque que celle de certains steak hachés, composées de VSM (Viande Séparée Mécaniquement), tendons, couennes, abats, fragments de cartilage, etc. L’ajout d’épices ne sert plus à relever agréablement la saveur de la viande mais à ripoliner cette poubelle de table. Les épices onéreuses sont remplacées par des aromates bas-de-gamme sans subtilité, incluant la betterave et la cochenille pour la couleur rouge censée authentifier le produit au premier coup d’œil.
Le bon gars en vacances au camping se voit donc refiler le pire du pire de l’industrie carnée intensive, au motif qu’après trois Ricard et cinq gobelets de rosé, ses papilles pas plus que son éducation culturelle ne feront la différence.
La merguez est ainsi devenue un méprisant indicateur de clivage social.

« Fooding green« 

Sans avoir conscience de ce passé militant, les néo-paysans s’approprient désormais la merguez dans une version écolo et équitable, et cette convergence de valeurs lui sied parfaitement bien!
Ce sont souvent des éleveurs bio ou en extensifs, car ce sont ces profils-là qui réinventent les circuits-courts et la vente directe. Si nos pièces de viande premium sont vendues en colis pré-commandés, les morceaux moins nobles ou moins tendres sont transformés en saucisse ou merguez.
Cela nécessite du temps et de la force de caractère bien sûr, pour dépasser les messages dévalorisants que nous envoie l’industrie de la viande sur le déclassement de nos animaux âgés, leur valeur nulle, et la grimace des consommateurs à l’idée de manger « de la vieille carne ».
Mais cela permet soudain à un bâtonnet de viande de dépasser sa condition et devenir un aliment engagé. Ces 65 grammes de chair hachée nous disent : je suis une brebis de qualité, j’ai été respectée, élevée dans une herbe naturelle toute ma vie, exemptée de soja et de maïs ensilage. Il est hors de question que je finisse anonymement mélangée avec de la viande bas-de-gamme dans une moussaka surgelée ou des croquettes pour chien. Je revendique d’être dégustée dignement et en pleine conscience.
C’est ce que me disent mes merguez quand je vais les chercher au labo de transformation. Et c’est ce que je dis aux clients qui viennent m’en acheter. Je peux citer le numéro de boucle de la brebis que j’ai choisie, parfois même son prénom, et il n’y a pas de raison d’être triste. Le pacte signé entre un éleveur et son troupeau n’a pas été trahi : j’accompagne et je respecte les animaux jusqu’à cette dernière étape, qui est la finalité convenue et acceptée de tout élevage agricole.

Je suis particulièrement fière de valoriser mes brebis de réforme, auxquelles je suis plus attachée qu’aux jeunes agneaux, en vendant moi-même chaque morceau de viande qui est issu de leur corps aimé.
Sans compter la déraisonnable quantité que je garde pour ma consommation personnelle! Je les déguste avec autant de joie et de solennité qu’un guerrier ancestral qui se pare des attributs de son animal totem, plumes d’aigle ou peau de jaguar, pour en acquérir le caractère. En construisant les cellules de mon corps grâce aux cellules de mes brebis, je me rapproche d’elles, je fusionne physiquement avec le troupeau, et j’espère me rapprocher de leurs douces qualités.
La merguez fermière est un super aliment. Et sa philosophie, si on l’adaptait à d’autres filières, pourrait assurément sauver le monde !

“Une bergère contre vents et marées”: tous les épisodes

♦ Stéphanie Maubé invitée de l’Emission # 578 (7/03/2019)
♦ Stéphanie Maubé, le film “Jeune Bergère” de Delphine Détrie (sortie: 27/02/2019)♦ Stéphanie Maubé dans l’émission “Les pieds sur terre” – France Culture: (ré)écouter (07/04/2015)♦ Le portrait de Stéphanie Maubé dans Libération (26/02/2019)
♦ Stéphanie Maubé dans l’émission de France Inter “On va déguster“: (ré)écouter (6 mai 2018)
♦ Le site de Stéphanie Maubé

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