Du chevalier Bayard au soldat inconnu, le combattant inspire des théories politiques et des représentations collectives multiples, souvent contradictoires, que retrace l’historien Hervé Drévillon dans « L’Individu et la guerre ».
L’État doit-il mobiliser l’ensemble des citoyens, ou recruter des forces professionnelles ? Comment rendre efficaces des soldats français à l’humeur versatile ? L’engagement et l’héroïsme des combattants s’expliquent-ils par un consentement éclairé ou par un dispositif contraignant ? Passionnant et indispensable pour comprendre les liens entre l’État, le soldat et la nation.
Éthique et tactique
La guerre est-elle un humanisme ? À l’heure où l’on commémore le centenaire de 1914, la question a de quoi décontenancer. La constitution d’un « art de la guerre », sous l’influence de théoriciens comme Machiavel, fut pourtant une composante essentielle et méconnue de la Renaissance. L’homme devient la mesure de la guerre, car il en définit la rationalité et les tactiques: chaque combattant est un point bien précis, inséré au sein d’un ordre géométrique que déterminent des ingénieurs mathématiciens. En ligne ou en colonne, il faut rester dans le rang et garder sa place. Il est déjà loin le temps du chevalier héroïque, qui se distinguait par sa bravoure et sa fougue : le dressage des corps et des esprits est à l’œuvre. Avec Richelieu, qui se méfie de « l’humeur » des Français et de l’orgueil des grands, l’armée devient un instrument docile au service de la raison d’État.
Les guerres révolutionnaires puis napoléoniennes restaurent la dignité et la responsabilité du soldat : il n’est plus considéré comme un automate efficace mais comme un citoyen à part entière, un sujet de droit qui se bat pour défendre la liberté de son peuple face aux puissances obscurantistes de l’Europe. L’armée devient aussi une utopie égalitaire : la révolution a scellé la fin du privilège de la naissance et de l’arbitraire de la faveur royale ou ministérielle. Le simple soldat peut enfin accéder aux plus hautes fonctions de l’armée. D’Austerlitz à Solférino, l’honneur et la gloire se sont démocratisés.
Drévillon souligne pourtant le paradoxe de ce moment historique : si la révolution a reconnu au soldat une dignité d’homme et de citoyen, la geste napoléonienne lui succède avec des « guerres totales » qui mobilisent les peuples dans leur ensemble. Le service militaire, rendu obligatoire et universel par la IIIe République, mobilise des ressources humaines sans précédent, dont le massacre culminera avec la Première guerre mondiale. La diffusion des droits de l’homme dans l’armée aboutit donc finalement à la négation la plus violente des principes d’humanité. Quatre siècles après Machiavel, on ne peut plus considérer la guerre comme une simple affaire d’éthique et de tactique : elle est menée par des acteurs autonomes, et par des corps souffrants.
La guerre « à hauteur d’homme »
Loin de proposer un catalogue des tactiques et des théories qui ont marqué les différents âges de la guerre, de Clausewitz à Ludendorff, l’ouvrage propose une histoire de la guerre vécue, « à hauteur d’hommes ». Les chapitres les plus passionnants, « Comment peut-on être soldat » notamment, interrogent les ressorts psychologiques et politiques qui conditionnent l’obéissance et la vertu guerrières. Des références littéraires sont alors bienvenues pour éclairer le ressenti des soldats, depuis les guerres de religion jusqu’en 1914, même s’il faut attendre les progrès de l’alphabétisation pour avoir accès au témoignage du simple soldat. La voix des témoins humanise la conception de la guerre, en prouvant que le consentement à la violence et au sacrifice de soi reste précaire. Drévillon évoque par exemple les Commentaires de Montluc, qui établissent un seuil au-delà duquel la brutalité se disqualifie elle-même : dans le contexte des guerres de religion, l’humanisme militaire est englouti dans un déchainement de violence qui pose à chacun le dilemme du fanatisme et de la cruauté. Pour le simple soldat, l’honneur cède souvent la place à l’espoir des récompenses, ou à la crainte d’une justice militaire aussi expéditive qu’arbitraire. De Rabelais à Vigny, en passant par Montesquieu et Hugo, les références littéraires sont toujours éclairantes pour illustrer le rapport de l’homme à la technique et à la guerre.
Au fil des huit chapitres, le lecteur suit aussi l’évolution des représentations qui accompagnent la figure du soldat. Après le chevalier indomptable, c’est l’image du vagabond errant, sans foi ni loi, qui s’impose au XVIIe siècle. La série des Misères et Malheurs de la guerre de Jacques Callot illustre cet imaginaire qui associe le soldat à un prédateur, à une menace pour l’ordre civil. Le XVIIIe siècle apprivoise cette figure qui s’humanise, se socialise et se virilise. Hervé Drévillon, qui avait participé à la belle Histoire de la virilité (Seuil, 2011), rappelle que le soldat devient alors l’emblème par excellence de la virilité, tandis que l’armée perd sa mixité pour devenir une communauté de genre. Quand le service militaire devient obligatoire, le soldat commence à apparaître comme une victime, enrôlée de force : avec les progrès de l’espérance de vie, la mort d’un soldat-citoyen devient un scandale dont la nation demande des comptes à l’État.
L’auteur évoque ainsi la question de la souffrance, que la médecine commence à prendre en compte lors des guerres d’Empire. D’Ambroise Paré à Henri Dunant, le fondateur de la Croix Rouge, la médecine et la guerre se sont toujours développées en parallèle, mais des blessures du corps, les médecins passent progressivement aux traumatismes et aux pathologies psychologiques.
Ce livre, écrit dans un style limpide par l’auteur, qui dirige l’Institut des Études sur la Guerre et la Paix, réussit enfin le pari de nous interroger en tant que citoyens, à une époque où la guerre nous semble pourtant reléguée loin du territoire national et de nos préoccupations quotidiennes. Il soulève des questions qui gardent de leur actualité, en rappelant par exemple que le service militaire obligatoire apparut, dès le XVIe siècle, comme un acte d’autorité inouï, presque impensable pour l’État, qui était par ailleurs confronté au problème du financement de l’armée. La lecture de ce livre renvoie chacun à un imaginaire archaïque et pourtant bien présent, celui d’une violence à laquelle il faut trouver un sens.
L’Individu et la guerre, Hervé Drévillon, Belin, Collection « Histoire », 320 pages, 25 €
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