🎭 »Chanson douce »: la nounou meurtrière de Leïla Slimani à la Comédie-Française
Cela commence par cela : le meurtre, les meurtres. Avec la précision des mots, sans doute ceux de Leïla Slimani elle-même, de ce roman qui fut prix Goncourt en 2016 mais que nous n’avons pas lu. Slimani s’est inspirée d’un fait-divers américain, une nounou dominicaine tuant les deux enfants dont elle a la garde. Quelles sont les raisons d’un infanticide ? Ou plutôt quel est le cheminement qui y conduit ? On suppose que c’est le sujet. A vrai dire on ne sait pas très bien…
Les premières phrases sont terribles : il y a à jardin Anna Cervinka, la mère, à cour Florence Viala, la nounou, en imper mastic, impressionnante. La mère dit : « Le bébé est mort ». La nounou décrit le meurtre dans les détails : « Sa tête (de la petite fille) a heurté la commode bleue ». « Il y a des traces de lutte, des morceaux de peau sous ses ongles mous ». « Le corps désarticulé, le tapis de princesse trempé de sang ». La mère (« Je suis en état de choc », on la comprend…) ajoute (car la nounou a tenté de se tuer sans y parvenir) : « Elle n’a pas su mourir. La mort, elle n’a su que la donner ».
Sébastien Pouderoux, Anna Cervinka, Florence Viala
Ce début en forme de fin, et pas seulement à cause de l’horreur du récit, c’est peut-être le moment le plus fort du spectacle. Ensuite on reprend le fil, de ce couple que Pauline Bayle (et sans doute Slimani) a voulu le plus actuel, le plus « bobo » possible, avec son canapé blanc, son verre de vin blanc rituel en guise d’apéritif du soir, la table où c’est poulet-salade pour garder la ligne pendant que les enfants si sages dorment déjà. Mais madame veut reprendre son travail, sa vie d’avocate, même si monsieur a du mal à comprendre, monsieur est un papa, un époux d’aujourd’hui, qui sait faire la vaisselle, monter à vélo avec le garçon le samedi. Adam, le garçon. La fille, Mila. Sébastien Pouderoux fait (toujours) très bien ce père (et mari) moderne et modèle, dont la douce virilité cache questions et incertitudes. Et Cervinka, aux allures de jeune Juliette Binoche, est impeccable en mère « aimante mais y a des limites, je n’ai pas fait une licence de changer les couches » (cette phrase-là, elle ne la dit pas tout à fait comme ça…)
Les parents, la nounou, veulent que l’autre, les autres, soient à eux
Donc on engage une nounou qui n’a pas d’obligation, seulement une fille lointaine et déjà grande. Stricte, le chignon parfait, les vêtements neutres. Elle raconte des histoires aux enfants, sur un ton joyeux, même quand ça ne l’est pas, ils l’adorent. Commence alors un curieux ballet, même pas de séduction mais d‘appartenance : c’est assez intéressant, cela, où chacun, de son côté, les parents, la nounou, veulent que l’autre, les autres, soient à eux. Ce n’est même pas les enfants, l’enjeu. On aurait pu croire (pour comprendre) que la nounou allait vouloir être mère de substitution des bambins qu’elle garde, même pas.
Non. Myriam et Paul « possèdent » Louise comme on possède un bien, mais aussi un être qu’on protège : ils l’emmènent en Grèce, Paul lui apprend à nager, Louise est éblouie, par « ces soirées roses, ce sable qui brille comme de la poussière d’or ». Elle est alors totalement à eux, mais à sa manière. Et son rêve, elle qui n’est pas, n’est plus seulement nounou, qui « nettoie, cuisine, raccommode, trie, jette », c’est de « les mettre sous cloche. Je serais à eux, ils seraient à moi ». Bien sûr elle parle des parents. Si on ne connaissait pas la fin on se dirait : c’est eux qu’elle va tuer !
Et à ce stade (le spectacle fait une heure 20, c’est désormais une habitude au Studio-Théâtre qu’on soit proche du temps d’une représentation normale alors qu’au début, et c’était un peu dans l’ »ADN » de la salle, on était à une heure à peine), oui, à ce stade, on est encore assez confiant. Les comédiens sont très bien, la mise en scène est claire et limpide, il y a bien ce principe un peu agaçant de faire jouer aussi les enfants ou quelques autres personnages par le père et la mère (et en plus le père joue la fille et la mère le fils !) mais on ne perd jamais le fil. Même s’il eût été plus net d’en rester à ce trio, à ce triangle.
Enigme
Sauf que là va arriver un événement extérieur, perturbateur, qui pourrait justifier le meurtre (car c’est cela qui nous retient vraiment : comprendre…) mais dont les parents ne sont en rien responsables. Il va arriver une dérive, une confusion dans l’esprit de Louise, mais que nous n’avons absolument pas ressenties comme ce que décrit Pauline Bayle dans ses intentions : « processus nourri de colère et d’un désir de vengeance ». Serait-on dans une version sœur des « Bonnes » de Genet ? Un remake du meurtre sauvage des sœurs Papin ? Un enlèvement qui aurait mal tourné ? Rien de tout ça. Et on va en rester à l’énigme initiale malgré le jeu formidable de concentration, d’immobilité inquiétante, de Florence Viala qui, en plus, d’une phrase, à la fin, détruit son personnage ! A se demander, à la fin de ce spectacle pas désagréable, ce qu’il apporte au roman ; et à se dire que n’auront pas besoin de le voir ceux qui l’ont lu, et que ceux qui ne l’ont pas lu n’auront plus forcément envie de le lire.
Une vague d’adaptations à la Comédie-Française
Cela semble devenu par ailleurs une étrange habitude de la Comédie-Française, lieu où tant d’entre nous ont découvert le théâtre et continuent de le découvrir, de nous proposer des adaptations, comme s’il n’y avait pas de grands textes théâtraux ou qu’il n’y en avait plus à découvrir, y compris de contemporains.
C’est ainsi qu’en ce moment, dans chacune des trois salles, sont présentés le scénario d’un film tourné (« Fanny et Alexandre » de Bergman : trés réussi)), le scénario d’un film jamais tourné (« Le voyage de Giuseppe Mastorna » de Fellini : raté), l’adaptation d’un roman contemporain (ce « Chanson douce »). Leur valeur n’est pas en cause (et le fait que les mises en scène soient dues à trois femmes est plutôt une bonne nouvelle), mais un peu de vrai théâtre de nouveau, dans cette vieille et grande maison de théâtre, nous ferait du bien.
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