Commémorer et tenter de comprendre l’inconcevable: vingt ans après, plusieurs publications reviennent sur le génocide des Tutsis par les Hutus. Indispensable pour mettre des mots et des images sur une tragédie trop longtemps entourée de silence et de mauvaise conscience.
La double commémoration de cette année 2014 nous le rappelle tristement : la promesse incantatoire du « plus jamais ça« , qui a suivi les conflits mondiaux du XXe siècle, n’a jamais empêché la reproduction de l’horreur. Vingt ans après le génocide rwandais, ce massacre continue à interpeller et à bouleverser toutes nos catégories de perception et de compréhension par son ampleur et sa rapidité: entre le 7 avril et le 4 juillet 1994, 800 000 Tutsis sont exterminés par les Hutus, sous les yeux d’une communauté internationale qui semble refuser de réagir au drame qui se joue. De nombreuses publications ou rééditions vont accompagner cette commémoration historique: quelques lectures incontournables pour mieux comprendre le troisième génocide du XXe siècle.
Pour ceux, encore très nombreux, qui pensent ne rien comprendre au génocide rwandais, une très belle bande dessinée d’Hippolyte et de Patrick de Saint-Exupéry, La fantaisie des Dieux, apporte des repères solides, à la fois pédagogiques et précis. Le grand reporter Patrick de Saint-Exupéry s’est imposé depuis 1994 comme l’un des premiers témoins et des spécialistes de la question. Son livre L’Inavouable : la France au Rwanda (Les Arènes, 2004), est devenu une référence. Dès mai 1994, il rejoint en effet le Rwanda avec trois autres journalistes, à partir d’un camp de réfugiés rwandais de Tanzanie. Depuis 1959, les tensions entre Hutus et Tutsis, ces deux ethnies qui cohabitent au Rwanda, se sont dangereusement accrues, entre pogroms et exils ; mais personne ne veut encore voir l’ampleur du massacre imminent que prépare le Hutu Power.
À la première personne, Patrick de Saint-Exupéry raconte, dans cette BD reportage, sa découverte progressive de l’extermination la plus redoutablement efficace de l’Histoire. Par un système de barrages et de battues méthodiques, qui leur permet de traquer les Tutsis sur les routes puis dans les collines de Bisesero, les Hutus parviennent à tuer en moyenne 8000 Tutsis par jour pendant cent jours, « une productivité deux fois supérieure à la solution finale nazie de Treblinka« . À la fois populaire et organisé par le régime, ce génocide ne laisse aucune chance aux victimes : leur ethnie est inscrite sur leur carte d’identité, leurs voisins et leur propre famille deviennent leurs délateurs. Et la BD montre que les églises, loin d’avoir réfréné la folie des meurtriers, qui étaient pourtant de la même confession catholique que leurs victimes, les ont hystérisés : le 17 avril 1994, 4300 Tutsis furent exterminés au Home Saint Jean, l’église dans laquelle ils s’étaient réfugiés.
Puis sur le conseil de quelques religieuses, les journalistes, accompagnés d’un détachement de militaires français, se rendent dans les collines de Bisesero. Ils arrivent alors au cœur de l’inconcevable, face à des Hutus qui expliquent froidement et fièrement vouloir anéantir tous les Tutsis, qu’ils qualifient de « cafards« : les instituteurs tuent leurs anciens élèves, les familles mixtes se déchirent. Galvanisés par la radio Mille Collines, les Hutus surarmés partent à l’assaut de « fantômes » affamés et éprouvés par des semaines de fuite. La destruction des maisons et des villages tutsis, par les autorités hutus, montre qu’il s’agit d’anéantir toute trace de vie et de souvenir des Tutsis.
Et le malaise s’accroît encore quand les Hutus accueillent les Français comme des alliés, arborant même le drapeau français sur les voitures qui leur permettent de traquer les Tutsis. Dès le début de la BD, la responsabilité de la France de François Mitterrand est posée: le régime n’a certes pas organisé ce génocide, mais a fermé les yeux sur la catastrophe que le Hutu Power préparait. Parce que la France soutenait ce régime, elle a préféré détourner l’attention sur la commémoration de la Shoah, sans voir qu’un autre génocide était en train de s’accomplir. Et l’impuissance de l’armée française, dépendante des directives qui tardent à venir, est bien montrée avec le colonel Jean-Rémy Duval, alias « Diego« : le 27 juin 1994, il envoie un rapport alarmiste sur la situation des derniers rescapés, dans les collines de Bisesero. Il faudra trois jours, et des milliers de morts supplémentaires, pour que la réaction de Paris s’esquisse : l’opération Turquoise peine à comprendre qui sont les bourreaux et qui sont les victimes, alors que la survie de ces derniers n’est plus qu’une question d’heures.
Dans ce génocide, le troisième après le génocide arménien et la Shoah, tout défie la raison: cette BD, très claire pour tous les âges, a l’avantage d’allier dessins, photographies d’archives et commentaires éclairés pour exprimer l’innommable. Dans un reportage de la revue 6 mois, « Le murmure de Bisesero« , Benjamin Loyseau donne aussi à voir et à entendre les traces traumatiques de ce massacre. Des témoignages de tueurs et de survivants rappellent l’inconcevable : des enfants ont découpé à la machette leurs anciens copains de jeu, et les rescapés vivent aujourd’hui à quelques mètres de ceux qui ont assassiné toute leur famille. Une photographie propose un arrêt sur image, en un moment de confrontation entre un Tutsi et un Hutu, ancien chef des miliciens. D’autres photographies montrent la beauté des paysages rwandais. Comme le rappelle la BD, « la fantaisie des dieux » est le nom que les Rwandais donnent à Kibuye : mais après 1994, c’est « comme s’il n’était plus resté que la fantaisie. Sans les Dieux« .
Un défi pour les sciences humaines
Beaucoup d’autres publications montrent que le génocide a bouleversé la vie et l’œuvre de nombreux journalistes, auteurs et historiens. Jean Hatzfeld, qui était reporter en Bosnie au moment du drame rwandais, sera ensuite happé par cette tragédie à laquelle il consacre plusieurs ouvrages : la trilogie Dans le nu de la vie, Une saison de machettes et La stratégie des antilopes (Seuil, 2000, 2003, 2007) et, tout récemment, Englebert des collines (Gallimard, mars 2014). Invité au dernier séminaire d’Antoine Compagnon au Collège de France, il raconte sa volonté de mettre en récits les témoignages des tueurs et des victimes, pour éviter le silence et l’oubli.
Le grand historien de 1914 et du monde combattant, Stéphane Audoin-Rouzeau, a aussi vu son travail et ses repères complètement bouleversés par ce nouvel objet d’étude: le Rwanda s’impose en effet à lui comme un défi qui se pose à l’historien, au citoyen français et à l’homme. Avec Hélène Dumas, l’auteur du remarquable livre Le génocide au village (Seuil, mars 2014), il travaille depuis quelques années sur la manière dont le génocide rwandais contraint à revoir des outils méthodologiques, historiographiques et éthiques périmés. Dans un numéro de la revue Esprit, avec Antoine Garapon, Hélène Dumas et Jean-Pierre Chrétien, il ouvre des pistes pour comprendre ce génocide dont l’une des caractéristiques est d’avoir concerné des voisins que rien ne distinguait, ni la couleur de la peau, ni la religion. Les historiens explorent aussi les causes de ce génocide : il faut remonter à la colonisation, et à la diffusion d’une pensée racialiste européenne de la fin du XIXe siècle, qui fut responsable des trois génocides du XXe siècle.
Dans quelques jours, les commémorations du génocide s’ouvriront au Rwanda. Le pays sera entièrement arrêté, et des centaines de journalistes, d’historiens et d’auteurs iront revivre sur place la violence inouïe de ce massacre. Si un génocide, comme le rappelle Patrick de Saint-Exupéry, s’accomplit toujours dans le silence, le devoir de mémoire se doit d’être exprimé clairement, pour sortir du négationnisme ou de l’indifférence encore trop répandus en France, vingt ans après.
À lire :
La fantaisie des Dieux, Hippolyte, Patrick de Saint-Exupéry, Les Arènes, mars 2014, 19,90 euros.
6 mois n°7, « Le murmure de Bisesero », Printemps/Été 2014, 25,50 euros.
Englebert des collines, Jean Hatzfeld, Gallimard, collection Blanche, mars 2014, 11,90 euros.
Dans le nu de la vie, Une saison de machettes et La stratégie des antilopes, Jean Hatzfeld,Seuil, 2000, 2003, 2007.
Le génocide au village, Hélène Dumas, Seuil, « L’Univers historique », mars 2014, 23 euros.
Revue Esprit, « France-Rwanda : et maintenant?« , mai 2010
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