C’est le récit d’un retour aux origines qui ne dit pas son nom. Un voyage en Pologne, d’une grand-mère israélienne et de sa petite fille, officiellement à la recherche d’un bien familial spolié pendant la guerre. Une savoureuse histoire de vie, entre secrets de famille et aventure amoureuse. « La propriété » (Actes Sud BD), deuxième roman graphique de Rutu Modan, après le très remarqué Exit wounds.
Vol El-Al 513 pour Varsovie. Dans l’appareil, on ne s’entend plus, les objets volent, ambiance de cour de récréation. Parmi les passagers, en effet : une classe d’adolescents, venue de Tel Aviv pour effectuer l’annuelle « Marche de la vie » contre l’antisémitisme, qui prévoit notamment la visite des camps nazis en Pologne. Dès les toutes premières pages du livre La Propriété de Rutu Modan (Actes Sud BD), le ton est donné : l’heure est à la mémoire et à la réconciliation. Mais pour deux autres passagères du vol, une grand-mère d’origine polonaise, Régina Segal, 90 ans environ et sa petite-fille Mica, la trentaine, nulle question d’aller voir les camps et encore moins de chercher ses racines : « Varsovie ne m’intéresse pas ! C’est un vaste cimetière », assène la première, avant d’ajouter : « Nous y allons pour récupérer ce qui nous appartient ». C’est dit. Et froidement. On parle donc d’un bien spolié pendant la guerre, une propriété. Évidemment, on le comprendra vite, tout ou presque est mensonge, et autre chose motive ce voyage. Mais cela ne fait qu’ajouter au charme de la vieille dame, acariâtre seulement en apparence. Régina traîne un fardeau, un lourd secret depuis 70 ans et ce voyage est sa dernière chance pour s’en libérer
« La propriété » (Actes Sud BD)
Reconstitution
L’auteur, Rutu Modan, sait de quoi elle parle : « J’ai inventé cette histoire, dit-elle, le voyage et l’appartement spolié, pour évoquer la figure de ma propre grand-mère, partie en Palestine avant la guerre. Et dire sa tristesse d’avoir perdu sa terre natale et l’incapacité, sa vie durant, à transmettre quoi que ce soit de la culture familiale ». Mica, la descendante dans La Propriété, est, elle, en demande d’informations. Et cette recherche de l’appartement, l’occasion d’une rencontre avec le Varsovie d’aujourd’hui et d’une certaine manière, celui d’hier. Car s’il ne reste presque rien du ghetto d’autrefois, des associations tentent d’en raviver la mémoire et parfois même de le faire vivre, jusqu’à reconstituer avec des acteurs, les scènes des progroms nazis…
Interroger la mémoire
On est au cœur des thématiques chères à Rutu Modan. Déjà dans son précédent livre,Exit wounds (Actes Sud BD, 2008), la recherche des origines et la confrontation entre générations étaient au centre de l’histoire. « Cette fois », explique-t-elle, « tout cela rejoint la notion de mémoire, une mémoire collective que chacun interroge de manière individuelle. Retrouver le passé est une tâche louable, mais par définition la mémoire est sélective, on laisse toujours tant de choses de côté. Concernant l’histoire de la Pologne pendant la guerre, par exemple, j’ai voulu évoquer dans ce livre la révolte de la ville de Varsovie dans son ensemble. Et pas seulement du ghetto, car la mémoire de cette dernière avait occulté la première. Il en va de même pour les relations entre Israël et Palestine. Nous partageons le même passé. Pourtant chacun a son histoire différente, et c’est difficile. Car la vérité n’est pas une, mais multiple ». On croirait entendre Luigi Pirandello en personne.
Comme au cinéma
Rutu Modan met au service de ses histoires un univers graphique et artistique riche et original. Illustratrice, dessinatrice de presse en Israël comme aux Etats-Unis, elle est aussi l’une des figures de proue d’une BD israélienne balbutiante (en nombre), mais très inventive (voir par exemple le travail de son ami Asaf Hanuka). Avec Yirmi Pinkus, elle a animé, pendant plus de 10 ans, un collectif, Actus Tragicus (*), créé pour expérimenter denouvelles formes de narration. Pour « La propriété », le dessin est une ligne claire (façon Hergé, pour s’entendre) où les contours des scènes principales se détachent distinctement des arrière-plans à intensité variable. Mais il y a plus : pour rendre au mieux les expressions faciales et la gestuelle des personnages, Rutu Modan a fait jouer ses scènes par des acteurs professionnels dans les conditions d’un tournage de cinéma (avec scénario et en costume). Photographié, le jeu des comédiens a inspiré la dessinatrice.
Chapeau l’artiste.
Lorenzo Ciavarini Azzi
(*) Exposition « How to love » consacrée au collectif Actus Tragicus au « Petit Bain » à Paris, du 14 au 23 novembre 2013. www.petitbain.org
La page facebook des mots de minuit, une suite… Abonnez-vous pour être alerté de toutes les nouvelles publications.
@DesMotsDeMinuit
Articles Liés
- « L’atrabilaire » Angélica Liddell
"Todo el cielo sobre la tierra" (El sindrome de Wendy) Autant radicale que rageuse, Angélica…
- Une littérature de combat...
Décembre 2013... « La parole doit être terroriste », écrit Pierre Drachline dans Pour en…
- Benjamin Laverhne: le drôle de zèbre du goût des merveilles...
En 1988, "Rain man", le film de Barry Levinson a contribué à donner au grand…
-
Épisode 7: Le moyen-âge est Soul.
15/01/2017 -
Ute Lemper, dame de cœur
20/09/2014
-
« Hollywood, ville mirage » de Joseph Kessel: dans la jungle hollywoodienne
29/06/202051170Tandis que l’auteur du Lion fait une entrée très remarquée dans la ...