Nazisme et rexisme, aîné et cadet, petite et grande histoire. Dans « L’autre Simenon », Patrick Roegiers romance l’histoire de deux frères dissemblables que tout semble opposer, si ce n’est leurs liens avec le crime. La fiction s’insère dans les blancs de l’histoire, en relançant un vieux débat entre histoire et littérature.
Adolf Hitler et Léon Degrelle. Georges et Christian Simenon. L’Histoire a retenu le nom des premiers, moins des seconds. Fondateur du Rexisme, ce parti belge catholique et d’extrême-droite créé en 1936, Léon Degrelle enflamme des foules en délire, soulève une incontrôlable « degrellomania » et rassemble tous les gros bras et les petites frappes de Belgique. « Prêcheur en eaux troubles« , « prêtre de foire« , ce simili-Fürher sait tirer parti des frustrations des années 30, comme un petit frère moins connu d’Hitler et de Mussolini.
Parmi les convertis au Rexisme, un autre petit frère va peu à peu trouver sa place jusqu’à devenir chef de section au sein de l’état-major du parti, pendant la Seconde Guerre Mondiale. Christian aurait pu rester un fantoche, un faible, un collaborateur parmi tant d’autres dont l’histoire n’aurait retenu que la participation à la « tuerie de Courcelles« , cette froide exécution de 27 civils perpétrée les 17 et 18 août 1944, s’il n’était aussi le frère de Simenon, le grand: Georges. Un petit frère écrasé par un aîné adulé et jouisseur, qui sut embrasser la vie et le succès à pleines mains. Une histoire de fratrie banale et sordide, comme la collaboration.
Une réflexion sur le charisme
À travers ces destins croisés, c’est une réflexion sur le charisme et le succès que propose le roman, en essayant de démonter quelques ressorts de la fascination pour un homme. Patrick Roegiers décrit, sur des dizaines de pages, la mise en scène musclée et la rhétorique populiste de Degrelle, qui sait trouver les formules frappantes pour envelopper de sa vindicte les « banksters« , les « combinards obscurs » et les « politiciens fripouilles« . La recette est ancienne mais l’efficacité redoutable. La foule est présentée comme féminine, abrutie et moutonnante. Roegiers n’a pas peur des clichés, mais réussit à redonner du souffle à ces grandes scènes de délire collectif, avec un certain humour et une assez belle inventivité verbale. Il y a parfois quelques longueurs ou des passages franchement écœurants, comme dans la guerre au fond.
Georges Simenon et Léon Degrelle partagent donc plus qu’un petit frère caché – réel ou spirituel – qui a grandi dans leur ombre, Christian. Ce sont des personnages charismatiques qui plaisent aux femmes et au peuple, et savent saisir leur chance ou tirer leur épingle du jeu. Georges Simenon a aussi sa face sombre – un antisémitisme et un opportunisme qui frôle la collaboration – mais la postérité lui donnera finalement l’absolution: l’auteur de L’Affaire Saint-Fiacre reste incroyablement populaire.
La littérature, doublure de l’Histoire
Ce roman, qui fait l’objet d’une polémique vient aussi relancer un vieux débat, celui des rapports entre l’Histoire et la littérature qu’évoquait L’Histoire est une littérature contemporaine d’Ivan Jablonka ou un numéro spécial du Débat consacré aux rapports entre l’Histoire et la Littérature. Publié après le succès écrasant des Bienveillantes de Jonathan Littell, ce numéro intitulé « L’histoire saisie par la fiction » revenait sur la polémique suscitée par ce roman hors-norme, qui venait menacer les historiens sur leur propre terrain d’intellection de la réalité historique. Pierre Nora y rappelait que la littérature et l’histoire se sont toujours enrichies d’apports réciproques, que la littérature vienne se glisser dans les blancs de l’histoire, proposer la vision des « vaincus » de l’histoire, comme dans les Mémoires, ou renouveler les méthodes et les objets de l’histoire, ce qui fut le cas avec le roman historique au XIXe siècle.
Depuis la parution de L’autre Simenon, les spécialistes et la famille de Simenon dénoncent des « contre-vérités » et des « affabulations« , ainsi que quelques bévues historiques qui viendraient décrédibiliser ce roman. Ce livre n’a toutefois pas la prétention d’être un roman historique ni une biographie, mais plutôt de s’infiltrer dans les blancs de l’histoire, d’en écrire une face méconnue. Ce qui est peut-être la vocation de la littérature :être la doublure de l’histoire.
L’autre Simenon – Patrick Roegiers – Grasset – 304 pages
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La critique Littéraire desmotsdeminuit.fr
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