« Enfants dans le temps » de Menéndez Salmón: de l’ordre de l’indispensable
« C’est la servitude de ce métier, dis-je. On prend le monde, on le métabolise et le restitue transformé en autre chose. » Ricardo Menénedez Salmón, écrivain espagnol traduit par Jean-Marie Saint-Lu.
Assis près de la fenêtre qui donnait sur le jardin pluvieux, tandis que le citronnier qu’il avait planté quand il avait su qu’il allait être père tremblait dans le vent, Antares pensa au trajet de retour chez lui, à lui-même et à sa femme, la mère désolée et chaste, aberration de la chair et de l’émotion, réunis dans leur voiture comme dans un coffre atomique imaginé pour faire face à un désastre aux proportions universelles. Il se souvint qu’ils étaient restés là, sans bouger, pendant une longue, une insolite minute, à savourer leur nouvelle condition de parents orphelins de leur enfant, blessés par l’évidence que dans leur dos, à l’arrière de la voiture, il n’y avait plus personne, il n’y avait plus rien.
Une autre tache est restée sur le sol, signature urgente d’un genre d’écriture impossible encore à déchiffrer. Sang d’une fillette qui ne connaîtra pas la menstruation, qui ne portera pas dans son ventre la condamnation répétée de l’espèce, qui ne mettra jamais au mode. Jésus, seul et de nouveau serein, oubliées ses larmes soudaines, s’agenouille près de l’arbre et tend la main vers la semence secrète, rouge virant au noir par l’effet de la terre de Palestine, sueur sèche et ardente bue avec rage par cette terre qui, un jour, dans les livres d’Histoire, verra s’étendre cette terre. Il baisse sa main vers le caillot tiède, pose sa paume dessus comme sur une farine féconde, sa paume se mouille, se remplit, s’imbibe de la fleur délicate née du corps de Lavinia.
… avec cette beauté dont parlait Antonio il se passait la même chose qu’avec la beauté des étoiles ou de la mathématique. On se heurtait à elle et on sentait qu’on devait s’approprier ce qu’elle signifiait sans avarice ni passion, comme une expérience morale plutôt qu’esthétique. Et on savait qu’il fallait la laissait partir sans vouloir en faire un portrait ou lui dédier un panégyrique, sans tenter de l’enfermer dans une plaque photographique ou de la condamner aux pages d’une encyclopédie.
« Ricardo Menéndez Salmón est né à Gijón en 1971, où il vit. Il est licencié de philosophie, directeur de collection, critique littéraire, auteur de livres de voyage, de nouvelles et de romans. La Philosophie en hiver est le dernier volet de La Trilogie du mal, après L’Offense, dédiée à la guerre (Actes Sud, 2009) et Le Correcteur, dédié à la peur (Éditions Jacqueline Chambon, 2011) ».
©Actes Sud
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