« Confiteor ». Relire l’atypique roman du catalan Cabré publié à l’automne 2013…
Jaume Cabré, aussi simple que déroutant, écrit comme un musicien compose et revient au thème. Il peaufine une architecture littéraire initiée dans ses précédents romans et signe un millefeuille dans lequel il enlève toute linéarité au récit, invente une temporalité qui fusionne les époques, fait passer de la première à la troisième personne, interrompt la narration pour la reprendre plus loin…
CONFITEOR… Le livre
« Confiteor…. » a été publié en France à l’automne 2013. C’est un vieux mot, un latin de messe qui signifie «je reconnais, j’avoue, je confesse». C’est l’entame de la prière de pénitence que font les catholiques qui vont encore à l’église. Par cette prière, ils se reconnaissent, devant Dieu, pécheurs vis-à-vis de Lui et vis-à-vis des hommes et sollicitent son pardon. A priori tout ceci se termine par une absolution du curé (« Te absolvo ! ») Sauf chez Jaume Cabré dont les thèmes récurrents sont l’histoire, la corruption des pouvoirs ou la sublimation par l’art. Avec Confiteor il nous offre 800 pages éblouissantes sur les fleurs fanées du mal, de la culpabilité, de l’amour trahi, de l’amitié fidèle jusqu’à la mort – mais rien n’est moins sûr- ; et sur les lieux possibles mais évanescents de la beauté. Bref, Adrià Ardevol y Bosch est coupable de sa vie, de celle des autres, d’une vieille Europe gangrénée au fil des siècles par l’Inquisition (de 1478 à 1834 en Espagne), le nazisme, le franquisme, la barbarie en général et le mensonge en particulier.
Il n’a même pas eu à s’inventer un roman familial. Une phrase, répétée plusieurs fois suffit : « Naître dans cette famille avait été une erreur impardonnable ». Et une précision écrit son destin : « Papa avait tracé ma route, jusqu’au moindre détail de chaque tournant. Et il ne manquait plus que l’intervention de maman, et je ne sais pas ce qui était le pire». Inutile de se demander ce qui fait le traumatisme d’enfance et pousse à devenir hypocondriaque, intellectuel, professeur d’histoire des idées, secret, polyglotte -Adrià parle notamment l’araméen- violoniste mais virtuose raté ; ce qui oblige à être obsédé par l’origine de tous les enfers personnels ou historiques et à finir, après une longue et bouleversante confession à la bien aimée Sara, dans une maison de retraite de Barcelone avec une tête et une mémoire qui finissent de s’éteindre.
« Laurentius Storioni Cremonensis me fecit ».
Et puis, il y a lui, le messager intemporel de la malédiction. Un violon, unique, fait de bois singuliers – l’épicéa et l’érable- fabriqué à Crémone au XVIIIème siècle par Storioni. Pour des raisons opposées, l’instrument obsède les Ardevol père et fils, l’antiquaire véreux, et le savant écartelé entre réflexion et passion. A ce dernier, il offre la perfection du son et la possibilité d’une rédemption aussi illusoire que momentané. « L’art est mon salut, il ne peut pas être le salut de l’humanité » dit Adrià. Mais il est également marqué et taché par le sang, l’abjection et la sauvagerie des hommes, celle des bourreaux de l’inquisiteur, celles des assassins banals d’Auschwitz et de Birkenau. « C’est pour ça que je suis juif, pas de naissance, que je sache, mais volontairement, comme beaucoup de Catalans qui nous sentons esclaves sur notre propre terre et qui avons un avant-goût de ce qu’est la diaspora, seulement parce que nous sommes Catalans. Et depuis ce jour je sais que moi aussi je suis juif, Sara. Juif par la tête, les gens, l’histoire. Juif, sans dieu et avec une envie de vivre sans faire le mal, comme monsieur Voltes, parce qu’essayer de vivre en faisant le bien est, je crois, trop prétentieux. Mais ce fut peine perdue. »
Ecrire l’horreur.
Sorti de ce livre « énorme », l’envie vous prend de courir le relire pour mieux en saisir le souffle et la mécanique. Jaume Cabré, aussi simple que déroutant, écrit comme un musicien compose et revient au thème. Il peaufine une architecture littéraire initiée dans ses précédents romans et signe un millefeuille dans lequel il enlève toute linéarité au récit, invente une temporalité qui fusionne les époques, fait passer de la première à la troisième personne dans la même phrase, interrompt la narration pour la reprendre quelques paragraphes plus tard. Mais jamais rien qui perde un lecteur toujours considéré comme un complice tenu en éveil par cette invention et ce style bien servis par la traduction de Edmond Raillard. Jusqu’à cette scène du métro, station Clinic, à Barcelone où tous les personnages de cette aventure de quatre siècles se pressent dans le même wagon. « Et le train se mit en branle ». Scène anthologique et découpe cinématographique. Antonioni chez Borgès !
Plus loin, au détour d’une conversation entre Adrià et son seul et grand ami Bernat, apparaissent les fantômes de Primo Lévi et de Paul Celan : « Ils ne sont pas suicidés parce qu’il avaient connu l’horreur, mais parce qu’ils l’avaient écrite. »
Ecrire, c’est revivre, c’est vivre ! C’est bien ce que nous propose Jaume Cabré.
Philippe Lefait.
© Le Magazine Littéraire
Confiteor est traduit du catalan par Edmond Raillard
Actes Sud
CONFITEOR… L’auteur.
« Voilà bien le pouvoir de la littérature : Elle supplée l’indicible de la réflexion quand la pensée poussée à l’extrême devient stérile. »
Il porte des moustaches qui en d’autres temps auraient signé une virilité sans concession mais la douceur de sa voix et la rondeur de son regard démentent le fantasme machiste.
Jaume Cabré est né en avril 1947, à Barcelone, en Catalogne, sous Franco et à l’ombre d’une histoire qui peut rendre une population étrangère sur sa propre terre en lui interdisant par exemple de pratiquer sa langue. C’est à une petite heure de la capitale régionale qu’il écrit au calme, parfois avec un chat, et à plein temps désormais. Et qu’il joue, en amateur, à plusieurs encablures de ses plus proches voisins, du violon. Sa biographie indique qu’il est diplômé de philologie et agrégé, qu’il a enseigné à l’université de Lleida, qu’il a écrit une pièce de théâtre, des scénarii pour la télévision et un essai sur le sens de la fiction dans laquelle il excelle depuis son premier récit publié en 1974 Faules de mal desar (« Fables gênantes », non traduit). Le succès de son roman Les voix du Pamano (2004. Christian Bourgois, 2009) en Espagne et en Allemagne où 300 000 exemplaires ont été vendus en a fait dans la presse espagnole un « auteur à succès ». Pour Confiteor, sorti en 2011 et traduit aujourd’hui chez Actes Sud, les gazettes ont évoqué un « roman monstre ». C’est d’abord un romancier exigeant, chaleureux et modeste qui parle ici. Un mot, la sérenpidité, va comme un gant à la technique littéraire de Jaume Cabré. Envoûtante, elle offre au lecteur la possibilité et le plaisir de découvrir par inadvertance des pans du récit auxquels il ne s’attendait pas. Avec ce dernier roman, cet érudit de 66 ans est plus vrai que virtuose, aussi juste que talentueux dans la vision qu’il nous offre de la dialectique éternelle des contraires.
Philippe Lefait: Quand avez-vous trouvé votre vibrato d’écrivain?
Jaume Cabré : Je sais maintenant qu’un jour -j’avais dix-sept ou dix-huit ans- j’ai écrit un texte dans lequel je décrivais le réveil d’un village : un chat qui passe, un volet qu’on relève, ce genre de choses…J’avais réussi à provoquer des situations, à les plier à ma volonté avec des mots, à ressentir une tension littéraire.
Et à l’époque, quand je me rebellais en arrivant à la fin de certains livres dont je ne voulais pas achever la lecture, je faisais durer mon plaisir en leur inventant une suite, en essayant de prolonger leurs personnages et de retrouver le style de leurs auteurs. Je faisais lire ces ébauches de romans à des amis d’université qui n’en demandaient pas tant (rires).
Q : Votre langue d’écriture est le catalan. En vous lisant on pense pourtant aux écrivains latino-américains. Vargas Llosa pour la densité du récit, Borges pour les niveaux de lecture. Quelles sont vos références ?
Jaume Cabré : Quand je suis entré à l’université à la fin des années 60 c’était le boom de la littérature latino-américaine. J’ai adoré les premiers romans de Mario Vargas LLosa : La maison verte, La ville et les chiens, Conversation à la cathédrale, Pantaléon et les visiteuses. J’ai admiré Borges et sa capacité à dire simplement la complexité des choses. Chez Garcia-Marquez j’ai trouvé une imagination portée à ses limites et ce pouvoir de faire disparaître si nécessaire des personnages. Toutes les nouvelles de Cortazar sont des modèles du genre. Je dois aussi beaucoup à Fuentes, à Juan Rulfo qu’il faut relire de temps en temps.
Des auteurs catalans comme Mercè Rodoreda ou Josep Pla, je retiens le sens de la narration.
Même si ce sont des moments différents de l’histoire du roman je dois aussi évoquer, Tolstoï et son sens de la totalité. J’ai toujours été admiratif de l’univers créé par Thomas Mann. Dans son dernier roman, Le Docteur Faustus -NDLR : biographie fictive d’un musicien publiée en 1943-, on a cette idée de l’accès à la beauté au travers de la musique. Son personnage Adrien Leverkühn ne s’oublie pas. Il m’a accompagné pendant des années et je me suis dit que ce n’était pas un hasard si j’avais appelé mon personnage Adrià.
Chez Joyce il y a cette possibilité de tout faire avec la langue et avec les mots. C’est un chant à la liberté stylistique ! Avec Proust, j’ai découvert l’intériorité. Même si certains passages me semblent lourds dans cette œuvre que j’ai lue en français, on en sort avec la sensation d’avoir réellement vécu l’écoulement du temps.
Q : Parlons de quelques personnages secondaires de vos derniers livres. Ils peuvent être témoin ou confidents. DrJivago est un chat dans Les voix du Pamano, Le cow boy Kid Carson et l’indien Aigle noir accompagnent Adrià dans Confiteor. D’où viennent-ils ? Que repèrent-ils ?
Jaume Cabré : C’est la part autobiographique de mon travail (sourire).
Avec Dr Jivago, je rends hommage à mon chat. Il a vécu 17 ans et m’a aidé dans mon travail. Il venait me voir pour profiter pendant plusieurs heures de la chaleur de l’ordinateur quand j’écrivais Les voix du Pamano.
Pour Carson et Aigle noir, Je n’ai pas été comme Adrià un enfant solitaire. Nous étions cinq frères dans la maison de mon enfance et je jouais avec des figurines aux indiens et aux cow-boys. Je ne sais pas forcément pourquoi je les ai utilisées comme personnages. C’est très intuitif. Je pense qu’ils me permettent de donner une dimension de réel et de quotidien à des personnages principaux dont l’histoire et la vie m’échappent encore. Par exemple dans Les voix du Pamano, je fais parler le chat longuement. Il a l’intonation serrée des habitants de la montagne pyrénéenne et il incarne la mémoire du lieu.
Quant à Carson et à Aigle noir j’en ai d’abord fait des compagnons d’enfance et des complices d’Adrià. Je ne savais pas qu’ils finiraient par s’imposer comme les témoins critiques de toute sa vie. Ils sont pratiques. Leurs apparitions récurrentes me permettent de symboliser le doute quand ilenvahit mon personnage.
Q : Dans vos derniers livres, d’autres objets, une pierre tombale retaillée dans Les voix du Pamano, un violon exceptionnel mais taché de sang dans Confiteor apparaissent également sinon comme des personnages du moins comme des éléments clef du roman.
Jaume Cabré : Ils ont une importance supérieure à tous les autres objets du récit. Comme commun des mortels je n’ai pas conscience de l’importance de certains d’entre eux, mais comme romancier et comme démiurge je connais leur usage symbolique. Ils me permettent de donner une cohérence au monde que je propose au lecteur et ce sont des marqueurs qui ont une énergie narrative. Prenez la médaille de Sara dans Confiteor. Elle est lourde de l’histoire. Quand elle est banalement volée par une femme de ménage, je souhaite provoquer la colère du lecteur qui comprendra que c’est en fait une mémoire qui est dérobée. Le violon est le lieu de la rencontre du bien et du mal. Objet de valeur convoité et volé par son père, c’est pour Adrià un moyen d’accéder à la beauté.
Sinon, le violon est l’instrument que je pratique mais dont je joue très mal. Il est pour moi le symbole de la musique dont je pense qu’elle est dans ma vie presque plus importante que la littérature.
Q : « L’écrivain est un soliste » dit l’un de vos personnages.Mais quelle complicité attendez-vous du lecteur que la construction de votre récit met en permanence sur le qui-vive.A charge pour lui d’accepter la complexité du récit, de ses imbrications et de ses chevauchements. Vous êtes dans l’échange ?
Jaume Cabré : Je sais que le lecteur est intelligent et curieux. Je crois aussi qu’il veut découvrir les choses sans qu’on ait à les lui expliquer ou à les lui détailler. Il n’y a pas lieu de lui proposer des évidences. Dans ce dialogue que j’établis avec lui je veille attentivement, presque à la loupe, à ne pas lui demander l’impossible. Je m’assure qu’il saura toujours se repérer par exemple si tel ou tel paragraphe reste momentanément inachevé.
Cette façon de faire me permet aussi de retravailler en permanence mon texte.
Q : Comment avez-vous entamé Confiteor ? Comment êtes-vous parvenu à cette imbrication des temporalités et des personnages?
Jaume Cabré: A l’origine de Confiteor, il y a d’abord une nouvelle que j’ai écrite sur Nicolau Eimeric, un inquisiteur catalan du XIVème siècle. Puis, j’ai imaginé un rapprochement avec l’Obersturmbannführer SS Rudolf Höss, le commandant d’Auschwitz parce qu’ils servent le même Dieu. Je leur ai fait perdre toute temporalité et les ai fusionné en un personnage unique. Adrià viendra plus tard. Je n’ai conçu mon roman autour de lui que trois ou quatre ans après avoir commencé à écrire.
Q : Dans les remerciements de fin, vous notez, et pour cause : « J’ai considéré ce roman comme définitivement achevé le 27 janvier 2011, jour anniversaire de la libération d’Auschwitz.» Plus généralement, quand savez-vous qu’un livre est fini?
Jaume Cabré : Je ne sais pas… Jamais ! Depuis Junoy o l’agonia delssons (1984. Non traduit en français) et les romans qui suivent Sa seigneurie (1991. Christian Bourgois, 2004), L’ombre de l’eunuque (1996. Christian Bourgois, 2006.), les voix duPamano, j’ai toujours la sensation de ne pas avoir fini. Un moment m’est particulièrement incommode. Quand je ne connais pas encore la portée du point. Est-il final ? Nécessite-t-il un passage à la ligne ? A quoi met-il un terme ? Cela dit, quand arrive le moment où je change un élément du récit et que le résultat me paraît pire je considère qu’il est temps de donner le texte à quelques amis fidèles qui sont mes premiers lecteurs. Je sais qu’ils n’auront aucune indulgence. Et une fois que j’ai donné le texte à l’éditeur, je n’y touche plus.
Q : Jean Cocteau dit qu’ « un enfant prodige est un enfant dont les parents ont beaucoup d’imagination ». Votre personnage principal est né dans les fantasmes d’une mère « intraitable » qui le voit virtuose et d’un père qui le veut génial. Quelles sont les conséquences de ce double délire parental sur la vie d’Adrià ?
Jaume Cabré : Il a perdu sur bien des tableaux, comme enfant, en amour, en amitié, mais, comme intellectuel européen, il mène des recherches, publie des œuvres remarquables sur le mal qui l’amène aux mêmes conclusions qu’Umberto Ecco. La narration relaie la réflexion quand celle-ci atteint sa limite. Tout se sait d’Auschwitz, les noms des victimes et des bourreaux, les techniques d’extermination mais seule la narration permet d’entrer avec un personnage dans la chambre à gaz et de l’accompagner jusqu’à sa mort. Voilà le pouvoir de la littérature : Elle supplée l’indicible de la réflexion quand la pensée poussée à l’extrême devient stérile.
La mort de Sara et l’histoire de sa famille le poussent à sa réflexion sur le mal mais quand il constate qu’il est incapable d’aller au bout et que cette incapacité lui fait trahir le message de Sara, il passe à la narration. La vérité et la richesse d’Adrià sont dans ce récit à deux faces qui structure Confiteor. Un recto où il raconte son amour, ses peurs et ses actes, un verso où il essaye der pousser à l’extrême sa réflexion sur le mal.
Q : S’il fallait qualifier votre manière d’écrire, j’avancerais les mots ou expression Millefeuille, spirale ou trompe l’œil. Je pense aussi aux tableaux de Escher ?
Jaume Cabré : Je reprends à mon compte ces qualificatifs qui font image et dans lesquels je retrouve la structuration du texte. Je suis parti de l’idée de la possibilité de l’impossible. A l’origine, avant que l’histoire se mette en place, j’avais en tête la bouteille du mathématicien Felix Klein et le ruban de Möbius, des surfaces pour lesquelles il n’est pas possible de définir un intérieur et un extérieur. J’ai cherché dans ce roman à faire en sorte que mon personnage entre dans sa propre histoire, qu’il puisse y disparaître ou y être caché comme je le laisse penser à la fin du roman. Et pendant les huit ans que m’a pris l’écriture de Confiteor, j’ai regardé de manière obsessionnelle des tableaux d’Escher. Plus généralement, Je pense que le narrateur a le pouvoir du caméléon de se transformer et de poser les points de vue de chacun de ses personnages. Il ne peut pas être une créature immobile dans sa narration de l’histoire. C’est le fédérateur des différents récits. Cela lui permet de changer de style.
J’ai par exemple commencer à passer dans la même phrase de la première à la troisième personne en écrivant L’ombre de l’eunuque. J’y ai trouvé les effets de zoom, de subjectivisation et d’objectivisation de la situation que je recherchais. Ce basculement fait que le lecteur doit être vigilant.
Q : Comment justifiez-vous des orthographes différentes dans votre texte ? Ainsi pour Sara qui est aussi Saga ou Sagga. Pourquoi « pputain » prend-il deux p ?
Jaume Cabré : Ces variations sont fonction des accents, des moments et des lieux où les mots sont évoqués et prononcés. Sara a grandi à Paris mais il y a une façon plus gutturale de prononcer son prénom en Catalogne. Au delà des mots, ce sont des symboles. Ils servent à signifier des moments, des lieux et des temps différents du récit. Ces sont des chevilles.
Q : La question de la mémoire est centrale dans votre œuvre.Vous êtes par exemple toujours très attentif à établir les généalogies ou à répéter les filiations ?
Jaume Cabré : Dans L’ombre de l’eunuque, j’ai reproduit trois fois un arbre généalogique mais de manière un peu différente à chaque fois. Les ajouts expliquent l’histoire. J’ai cette forme d’obsession pour la mémoire. Mon père me racontait des histoires de son père, mon grand-père qui est mort quand j’avais six ans. Je m’en souviens. Mes deux fils ont connu mon père mais pas leur arrière grand-père. Mes petits fils n’ont pas connu mon père, leur grand-père. Alors je me dis qu’il est un peu plus mort. Tout cela est très normal. Il s’agit du cycle des générations mais le temps approfondit la mort. Travailler à la mémoire ou faire famille c’est la priver de sa cruauté.
Q : La thématique centrale de Confiteor est le mal qui traverse le récit sur quatre siècles. Vous écrivez notamment que la guerre exacerbe la partie la plus bestiale de l’homme mais que le mal préexiste et que son accomplissement dépend des êtres humains.
Jaume Cabré : C’est toujours l’homme qui fait le mal. J’ai scruté pendant longtemps une photo de Himmler, j’ai lu le journal de Höss en me demandant comment il était possible d’arriver à une telle abjection. A l’occasion de la sortie du livre, Je suis allé à Auschwitz et à Birkenau. J’ai vu le lieu où a été pendu Höss et je me suis dit : ici est morte cette personne responsable de l’enfer. Il y a toujours, quelles que soient les circonstances et les contextes, quelqu’un qui est à l’origine du mal que ce soit au Cambodge, au Rwanda ou ailleurs. Sa banalité a toujours existé.
Le lieu naturel du roman est l’Europe, berceau de la civilisation occidentale et en même temps terrain de guerres de religion et d’extermination. L’art est capable d’écarter la malignité parce que le beau préserve du mal. Momentanément peut-être. La musique peut transformer et changer l’individu mais tout le monde connaît la sensibilité musicale des nazis.
Q : En France pendant l’occupation, en Espagne sous le franquisme, on a été plus passif que résistant.
Jaume Cabré : On ne peut obliger personne à être un héros.L’héroïsme est un acte gratuit et la peur et la résignation sont humaines. Quand je suis né en 1947, le franquisme avait huit ans. A l’époque nous avons vécu avec douleur l’interdiction de la langue catalane et comme enfant je me souviens de la peur que faisait naître en moi le silence de mes parents. Parmi les autres mesures coercitives, il y avait les restrictions de déplacement. Adolescent j’ai le souvenir d’un premier voyage autorisé à Perpignan où j’ai pu parler le catalan et le français que j’avais appris à l’école. Passant la frontière, nous avions éprouvé un sentiment de liberté totale. Nous accédions à l’eldorado. Au retour, en voyant la garde civile nous avons eu la sensation brutale de retourner chez nous mais en enfer. Tout cela nous l’avons vécu en sachant qu’il y avait une corruption totale à tous les niveaux du pouvoir dans un pays où la résignation côtoyait, chez les étudiants, la tentation de la guérilla urbaine.
Q : Vous avez mis plusieurs années pour écrire sur ordinateur ce roman. Le monde est à l’immédiateté et au flux que permet la révolution numérique. Vous aimez ces paradoxes ?
Jaume Cabré : (Rires) Le travail littéraire est une métaphore de ma conception de la vie. Elle vaut si on est conscient d’être vivant et si on agit en réfléchissant. La vitesse peut être bonne mais elle n’est qu’un moyen. Le monde numérique ne peut tenir lieu de finalité. Ce ne peut être qu’un outil au service de l’humanisme. Jamais je ne donnerai un texte sans être convaincu que je ne peux aller au delà de ce résultat. Je m’astreins à cette règle et je demande à mes éditeurs de ne jamais me demander quel est l’état d’avancement de mon travail. Je ne veux aucune pression parce que toute pression m’affecte. Ce temps, c’est celui de la qualité. L’un des enjeux de l’éducation aujourd’hui est bien de permettre aux enfants de rester seuls dans le silence.
Q : Te absolvo ! (Rires).
Philippe Lefait.
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