Pyjama Party ou la peau de l’autre #78
Les éleveurs de moutons cultivent une pratique un peu spéciale, apte à épouvanter tout visiteur. Mais nous pouvons tout expliquer!
Peau d’agneau
(Pause dans le récit afin de digérer et visualiser la phrase précédente: habiller un agneau vivant de la dépouille d’un agneau mort)
Il faut d’abord comprendre que dans un troupeau, les brebis mettent toutes bas sur une même période. À la fois parce que leurs chaleurs sont cyclées les unes sur les autres, mais aussi parce qu’elles sont présentées en même temps au bélier. Cinq mois plus tard, lors de l’hivernage en bergerie, les naissances se succéderont dans un temps très rapproché: deux ou trois semaines au cours desquelles l’éleveur joue l’équilibre économique de toute son année!
C’est dans l’intensité de ces moments que l’on découvre que les brebis ne sont pas égales devant l’instinct maternel et que certains agneaux naissent plus dégourdis que d’autres. Une mise-bas n’est jamais gagnée d’avance et l’éleveur doit régulièrement intervenir. Il peut arriver qu’une jeune mère refuse son agneau, ne le laissant pas téter, ou n’accepte qu’un seul de ses jumeaux et rejete l’autre. Ou encore qu’elle ne puisse pas allaiter les deux (par manque de lait ou à cause d’une mamelle défectueuse). Elle peut aussi mourir, ou tomber malade et se tarir. Résultat: on a un agneau orphelin sur les bras!
La question de l’adoption
A contrario, un nouveau-né peut mourir, de faiblesse si la naissance a été difficile, ou de cause très bête (les « accidents domestiques » sont hélas courants chez les ovins): la tête coincée dans une barrière, noyé dans un seau d’eau, ne reconnaissant pas la voix de sa maman qui l’appelle, bouche trop petite pour trayon trop gros, infection fiévreuse qui lui coupe l’envie de vivre, etc… Dur pour le moral! Donc quand un éleveur se retrouve avec les deux morceaux du puzzle disponibles en même temps:
- Un agneau orphelin affamé
- Une brebis esseulée qui a les mamelles pleines à craquer
Sauf que la sauce ne prend pas aussi simplement. La brebis, attristée par la mort de son agneau biologique, veille le petit corps allongé. Elle sait que c’est lui la chair de sa chair. On ne l’arnaquera pas si facilement.
À quoi le reconnaissait-elle entre mille? À sa couleur, à la forme de son museau, à son bêlement unique? Non, à la glande odorante qu’il porte au-dessus de la queue. Cette petite portion de dos qu’elle peut humer pendant qu’il tète. Il agite sa queue en aspirant les goulées de lait, pendant qu’elle vérifie que c’est bien sa progéniture (et non un voleur de mamelles, mais ça, c’est une autre histoire).
Le dos et la base de la queue ont une odeur qui ne trompe pas. C’est cela qu’on doit utiliser si l’on veut leurrer la brebis afin qu’elle allaite un autre agneau.
Tailler sur mesures? Pas toujours!
Le moment difficile, c’est l’épluchage du défunt pour tailler une combinaison dont on vêtira l’orphelin affamé! Vous avez déjà dépiauté un lapin? C’est tout pareil! On attache l’agneau la tête en bas et on le déshabille. Le must: tailler délicatement des manches dans les épaules et cuisses, afin de créer un véritable pyjama. Ces quatre manchons maintiendront la peau sur l’agneau au fil du temps (il doit le porter au moins 3 ou 4 jours pour que l’adoption prenne). Mais même sans ce raffinement stylistique, la version bâclée fonctionne bien, c’est-à-dire une sorte de couverture jetée sur les épaules – quand on n’a pas le temps de tailler un costume sur mesure ou que l’on a pas bien aiguisé l’opinel. Ou encore si l’agneau mort était tout petit et l’agneau à faire adopter un grand dadais, et que à vue d’œil, il rentrera jamais dans la combi.
On peut ainsi se contenter de garder la peau du dos et du haut de la queue (très important, la glande!). Il faudra la ligoter sur l’agneau en improvisant des bretelles ou un harnais, une sorte de corsetage à la Jean-Paul Gaultier en ficelles. Ainsi relooké, il pourra véritablement se mettre dans la peau de son prédécesseur.
Le tour est-il joué? Pas encore!
Si la plupart des agneaux déguisés sont faciles à stimuler (il suffit de leur mettre le nez sur le trayon, qu’ils attrapent goulûment), certains autres ont tellement souffert de malnutrition pendant plusieurs jours qu’il faut leur réapprendre à aspirer le lait, à déglutir, à réclamer la mamelle. Redonner l’envie de vivre à un agneau découragé qui se laisse mourir, c’est du boulot. On peut lui insuffler de l’énergie en lui administrant du sucre rapide (sous forme de miel ou de glucose), réveiller son appétit par un petit coup de biberon chaud, mais l’essentiel du job viendra de lui, de son instinct de survie, ou pas.
Quant à la mère adoptive, l’éleveur considère que là, on parle entre adultes. Il n’est ici pas question d’une vie qui tient à un fil et qu’il ne faut pas brusquer. Il y a urgence à faire ce pacte avec la brebis: Ma grande, tu soupçonnes une arnaque? Sois charitable et fais semblant de croire que j’ai réellement ressuscité ton petit: laisse le téter. Tu lui files pas de coup de pieds et tu le laisses pas tout seul dans un coin. Tu te couches contre lui et tu le réchauffes, tu lui présentes la mamelle, tu le stimules en le levant. C’est pas le moment de faire la difficile, ma grande. Je me fiche de tes doutes sur son pyjama mal ajusté. Tu as foiré ton agnelage, je te propose une seconde chance alors joue le jeu.
Un lien durable
Leur expliquer cela ne suffit pas toujours. Il m’est arrivé de devoir attacher la brebis plusieurs jours de suite pour que l’agneau parvienne à boire (sans parler des prises de judo pour qu’elle arrête de lui boxer la tronche avec ses pattes arrière), alors que d’autres duos se soudent en une journée.
En revanche, quand la sauce a pris, c’est pour la vie. Qu’il faille un jour ou huit jours, quand le lien mère-enfant est créé, il est solide et durable. La brebis s’épanouira pleinement dans son rôle maternel, hiérarchisant sa place dans le troupeau, et l’agneau se développera aussi bien qu’avec sa mère naturelle. Qu’il pourra d’ailleurs fréquenter (si elle vit toujours dans le secteur) sans qu’aucun quiproquo ni souvenir ne vienne brouiller les pistes de son origine.
Du moment qu’il a une mamelle à téter et un grand corps protecteur pour le réchauffer, un agneau ne développe aucun problème existentiel d’identité.
♦ Stéphanie Maubé, le film « Jeune Bergère » de Delphine Détrie (sortie: 27/02/2019)
♦ Stéphanie Maubé dans l’émission de France Inter « On va déguster« : (ré)écouter (6 mai 2018)
♦ Le site de Stéphanie Maubé
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