Des vacances estivales troublées par un marché sordide, des pensées qui divaguent avant l’irréparable, ou comment une jeune fille interroge le passage à l’acte. Dépouillements au théâtre de la Bastille avec Mademoiselle Else, par le tg STAN.
Après des mises en scènes foisonnantes comme Les Estivants (*) de Gorki (2012), la compagnie tg STAN revient au théâtre de la Bastille avec une adaptation de la nouvelle d’Arthur Schnitzler, Mademoiselle Else. Le collectif anversois se réduit ici à un duo intimiste qui confronte Frank Vercruyssen, l’un des quatre fondateurs historiques du tg STAN, à l’une de ses anciennes élèves de l’école P.A.R.T.S (1), Alma Palacios. Le décor dépouillé et disparate laisse toute la place au texte et à l’héroïne, qui raconte avec une justesse époustouflante comment son séjour estival à San Martino di Castrozza se trouve sensiblement contrarié par une lettre de sa mère. Cette dernière la supplie d’obtenir trente mille florins de monsieur von Dorsday, une connaissance de la famille qui passe justement l’été dans le même hôtel que la jeune fille et qui semble être le dernier recours pour éviter l’emprisonnement imminent de son père, resté à Vienne et criblé de dettes.
Le carré de parquet dont l’héroïne ne s’écarte presque pas paraît circonscrire son espace mental qui reçoit, interprète, raille et rejette les sollicitations extérieures et les pensées plus ou moins involontaires qui affleurent et se contredisent en elles, – pourquoi von Dorsday la fixe-t-il de ces yeux de veau, ne vaudrait-il pas mieux que son père se suicide plutôt que de lui imposer une telle humiliation ? Frank Vercruyssen incarne les différents personnages qu’elle côtoie, notamment von Dorsday, et concrétise aussi parfois une pensée qui traverse l’esprit de la jeune femme: doit-elle fermer la porte à clé, mettra-t-elle sa robe noire ou sa robe rouge ? Les deux comédiens allient avec brio les tonalités grotesque et dramatique, érotique et triviale dans cette adaptation pour la scène du long monologue intérieur qui compose la nouvelle de l’écrivain autrichien. Un an avant Mrs Dalloway, Schnitzler explore les cheminements d’une psyché féminine, à contre-courant des représentations dominantes de l’époque.
Le souffle de liberté insufflé par le collectif tg STAN depuis sa création en 1989 reste bien d’actualité avec le choix de ce texte subversif, publié en 1924. Les représentations deMademoiselle Else au théâtre de la Bastille s’intègrent dans un triptyque qui, avec Nusch de Paul Éluard etScènes de la vie conjugale d’Ingmar Bergman, interroge la place de la femme au sein de la société, de la famille et du couple. Quand Von Dorsday exige que la jeune fille se montre nue à lui, en échange des trente mille florins, l’héroïne décide de s’exhiber devant tout l’hôtel assemblé dans la mondanité du dinner, affirmation d’une liberté dans la provocation qui lui permet seule d’échapper au piège familial et sexiste. Alors que Montherlant, dans Celles qu’on prend dans nos bras (1949), mettra en scène une intrigue assez similaire mais qui conforte l’aliénation féminine, Schnitzler explore les méandres troubles du désir, de l’auto-érotisme et d’une liberté à la fois masochiste et jubilatoire. Pas de hasard, dès lors, si la compagnie qui récuse la figure du metteur en scène au profit d’un travail de création collective et qui dynamite les bien-pensances bourgeoises a choisi ce texte. Après des adaptations des Antigone de Cocteau et d’Anouilh en 2001, ou d’Une Maison de Poupée d’Ibsen (Nora) en 2012, le tg STAN continue à mettre en scène les tentatives d’affranchissement féminines, à la fois historiquement datées et inlassablement répétitives dans leurs enjeux et leurs moyens.
Pour le spectateur, l’une des questions qui se dessine pendant la représentation est de savoir si l’actrice se déshabillera finalement sur scène, nous mettant dans la posture des dîneurs de cet hôtel tranquille qui voient surgir l’indécent, du moins l’inattendu. Quand Alma Palacios se retrouve nue sur la dalle de parquet, qui évoque très directement une planche de théâtre au sens premier du terme, le débat se déplace vers le méta-théâtral et nos propres attentes : qu’est-ce qu’une actrice nue sur une planche de théâtre ? Du naturel de l’interprétation à la naturalité du corps, c’est toujours l’illusion théâtrale qui est interrogée. La frontière entre la salle et la scène est poreuse, peut-être parce que le tg STAN garde l’ambition de rendre actifs les spectateurs, de faire bouger les lignes de leurs fantasmes et de leurs peurs.
(*) tg STAN à Des Mots de Minuit sur « Les estivants » (octobre 2012)
Mademoiselle Else, tg STAN, Théâtre de la Bastille – 1h30- 25 octobre-2 novembre
puis 28 janvier-22 février 2014
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