Dedans ou dehors? Chez toi ou chez moi? OĂč ça commence? oĂč ça finit? PropriĂ©tĂ© privĂ©e, do not enter! #86/1

Une des diffĂ©rences entre la ville et la campagne, câest que la vie citadine induit mobilitĂ© et mutation. On nâhabite jamais trĂšs longtemps au mĂȘme endroit. A contrario, la vie rurale est une fin en soi, une installation durable, parfois sur plusieurs gĂ©nĂ©rations.
Dans le monde agricole, il en ressort une approche de la propriĂ©tĂ© privĂ©e Ă la carte, paramĂ©trĂ©e par de nombreux facteurs: vous avez hĂ©ritĂ© ou achetĂ©? Vous y ĂȘtes nĂ© ou vous venez dâarriver? Votre aĂŻeul Ă©tait un type bien ou une raclure? Selon que votre grand-oncle aura cachĂ© des RĂ©sistants pour le D-Day ou votre grand-tante fautĂ© avec un Boche (câest comme ça quâon dit par chez nous), la rĂ©putation des terres quâils vous auront lĂ©guĂ©es ne sera pas la mĂȘme.
On « respecte » certaines terres tandis que dâautres sont mĂ©prisĂ©es. Et cela nâa rien Ă voir avec leur valeur fonciĂšre rĂ©elle. Un lieu est porteur dâune sorte de rĂ©putation ou a une valeur symbolique.
Le respect dĂ» Ă la terre !
Sa valeur initiale Ă©tait Ă©videmment son potentiel productif. Une terre riche et fertile, irriguĂ©e dâun ruisseau est davantage plĂ©biscitĂ©e quâun mauvais champ plein de cailloux, sec lâĂ©tĂ© et inondĂ© lâhiver. Idem pour le droit de chasser. Lâattribuer Ă la sociĂ©tĂ© locale ou lâinterdire nâa rien dâanodin: la dĂ©cision est hautement politique pour exprimer notre relation avec nos pairs. Symboliquement, il en va de la survie alimentaire de la tribu et de lâĂ©quitĂ© sociale.

Mais surtout, ce qui joue, câest lâemplacement de la parcelle. Le nĆud qui crispe. Car plus encore que sa valeur financiĂšre ou son mode dâacquisition, lâendroit oĂč elle se trouve, son accessibilitĂ© et son voisinage dĂ©clenchent des passions. Nâest-il pas atrocement vexant de nous faire chiper par notre pire ennemi un champ prĂšs de notre ferme? Des annĂ©es durant, nous verrons lâodieux personnage passer devant chez nous, nous provoquant depuis sa cabine de tracteur, fanfaronnant en longeant notre cour, voire roulant exprĂšs sur notre bas-cĂŽtĂ© pour nous emmerder. Un calvaire auquel on ne peut Ă©chapper, puisque lâagriculture ne permet pas de dĂ©mĂ©nager. Elle vous assigne Ă rĂ©sidence. Les lamentations nây feront rien, mais on ressassera quand mĂȘme: Au bout de MA cour! La parcelle, elle est au bout de ma cour et câest cet abruti qui lâa! Il va rouler tous les jours 12 kilomĂštres pour venir fanfaronner, juste pour me pourrir la vie!
Le fanfaron et son tracteur
Lâennemi en question ne va pas se compliquer la vie (en parcourant 12 km) juste pour pourrir la nĂŽtre, mais en vĂ©ritĂ© il tient lĂ sa revanche. Parce que des dĂ©cennies auparavant, quand sa grand-mĂšre enceinte a failli partir avec le pĂšre du voisin, le choc a Ă©tĂ© rude dans le village. Et lâaffront jamais digĂ©rĂ© dans la famille. Rendre la monnaie dâune piĂšce prend parfois du temps mais, dans les campagnes, on nâoublie rien. Et lâacquisition dâune parcelle agricole est le principe le plus efficace, le plus sournois, le plus percutant pour semer la discorde dans un voisinage.

Notons que le principe est rĂ©cent, puisque lâĂ©levage traditionnel consistait Ă mener ses animaux sur la vaine-pĂąture, ces terrains collectifs accessibles Ă tous les ruminants du village. De plus, les fermiers ont longtemps louĂ©, par le « fermage », des terres appartenant Ă de grands propriĂ©taires. PossĂ©der les terres que lâon exploite est donc relativement nouveau, et somme toute, une conception de lâagriculture plutĂŽt discutable.
Si lâon considĂšre que produire des aliments relĂšve de lâintĂ©rĂȘt collectif, tout comme gĂ©rer la ressource, et que la souverainetĂ© alimentaire dâune nation est un objectif⊠Oups, je rĂȘve et mâĂ©gare! Jâai failli mâenhardir dans une thĂ©orie qui nous aurait menĂ©s au kibboutz et Ă lâabolition de la possession des terres nourriciĂšres dâun pays.

Aujourdâhui, lâagriculture relĂšve de la production privĂ©e et sâinscrit dans une Ă©conomie libĂ©rale. Dans lâUnion EuropĂ©enne, elle est certes perfusĂ©e dâargent public via la PAC, qui en brouille lâĂ©quilibre avec les forces voisines, mais elle reste un ressort capitaliste. Les agriculteurs sont concurrents et sont incitĂ©s Ă dĂ©vorer leur voisin pour ne pas ĂȘtre dĂ©vorĂ©s par lui.
Manger le voisin, voler son herbe âŠ
Les prairies et les champs appartiennent Ă des propriĂ©taires, qui sâen rĂ©servent lâaccĂšs et le potentiel de profit, mais ces zones peuvent aussi ĂȘtre le support dâactes de malveillance. Câest assez facile car un agriculteur surveille rarement tous ses champs en mĂȘme temps. Lâacte le plus courant pour lui nuire est dâouvrir ses barriĂšres pour que ses animaux sâĂ©chappent. Les nĂ©o-paysans connaissent bien cela, rĂ©guliĂšrement prĂ©venus par la gendarmerie que tout leur troupeau slalome sur la route entre les voitures suite Ă une mystĂ©rieuse ouverture de barriĂšre!
Plus original (câest du vĂ©cu), on trouve la fermeture de barriĂšre. Arriver avec le troupeau de brebis poussĂ© par le chien, et sâapercevoir que ma barriĂšre a Ă©tĂ© barricadĂ©e avec chaĂźne et vis⊠câest une surprise! Il ne reste quâĂ faire faire demi-tour au troupeau, Ă lâenfermer ailleurs et aller chercher une visseuse pour accĂ©der Ă mon propre champ.

Toujours dans la mĂȘme dynamique de nuisance par lâabsurde, il y a le gars qui squatte les prairies des autres en y mettant ses animaux comme si câĂ©tait chez lui. Le vol dâherbe nâayant que peu de valeur, il nâest pas possible de porter plainte ni faire une dĂ©claration de sinistre. Et quand on se retrouve Ă dĂ©monter ses propres barriĂšre pour faire sortir les animaux du voisin de notre champs squattĂ©, on se dit que la propriĂ©tĂ© privĂ©e agricole est une approche qui pourrait ĂȘtre repensĂ©eâŠ
âș âUne bergĂšre contre vents et marĂ©esâ: tous les Ă©pisodes
⊠StĂ©phanie MaubĂ© invitĂ©e de lâEmission # 578 (7/03/2019)
⊠StĂ©phanie MaubĂ©, le film âJeune BergĂšreâ de Delphine DĂ©trie (sortie: 27/02/2019)⊠StĂ©phanie MaubĂ© dans lâĂ©mission âLes pieds sur terreâ â France Culture: (rĂ©)Ă©couter (07/04/2015)⊠Le portrait de StĂ©phanie MaubĂ© dans LibĂ©ration (26/02/2019)
⊠StĂ©phanie MaubĂ© dans lâĂ©mission de France Inter âOn va dĂ©gusterâ: (rĂ©)Ă©couter (6 mai 2018)
⊠Le site de Stéphanie Maubé
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