Les Stoïciens sont au Portique : « souviens-toi que tu vas mourir » 🇺🇸 Les carnets d’ailleurs de Marco et Paula #248
Peut-être était-ce le destin? Au détour d’un petit article Marco est retombé sous l’ascendance de ses maîtres stoïciens.
Un jour de janvier, lisant au petit déjeuner le magazine du dimanche du quotidien local — le Washington Post – je suis tombé sur un petit article intrigant qui décrivait une confrérie de stoïciens qui se retrouvent, chaque été depuis quelques années, pour débattre de la manière d’appliquer la pensée stoïcienne classique à la vie moderne. Le premier « stoicon » s’est déroulé à Athènes, le berceau du stoïcisme, et il était prévu — c’était dans les derniers jours de l’époque pré-COVID-19 — qu’ils se retrouvent à Rome l’été prochain. L’article signalait aussi que, sans doute à la manière des conférences TED, le « stoicon » international se démultiplierait au niveau local [Toronto, Bogota, New York, etc.] et que ce néo-stoïcisme faisait de nombreux adeptes dans la Silicon Valley. Ce qui me parut paradoxal, les Californiens étant, dans la vision commune, plutôt des adeptes de l’hédonisme, mais sans doute est-ce un préjugé.
Détache-toi …
Je ne vais pas vous présenter le stoïcisme, tout le monde en Europe en a une intuition, et ce n’est ici pas le lieu de se lancer dans une exégèse. Né au 3e siècle avant notre ère dans le courant Socratique, le stoïcisme, après avoir conquis quelques grands esprits romains s’est retrouvé relégué au 3e siècle aux marges de la pensée occidentale par la montée en puissance du christianisme. Il s’est alors transformé en confrontation solitaire avec ses grands auteurs romains — les textes des fondateurs grecs ayant eux disparu exception faite de quelques fragments ou citations.
Qu’il pût y avoir un mouvement stoïcien moderne était inattendu, nouveau et intrigant. J’allais donc flâner sur le net.
Le nouveau stoïcisme, observable au premier abord sur l’internet, est américain, et donc pragmatique, empreint de l’esprit self-help and self improvement [littéralement, l’auto-assistance et l’auto-amélioration], et façonné avec les recettes du marketing en ligne. Le premier site sur lequel je suis tombé, le Daily Stoic, a un look sophistiqué et offre une version light du stoïcisme, avec un petit bulletin quotidien agrémenté de maximes tirées des classiques et une boutique où acheter des médaillons portant la mention Memento Mori — « souviens-toi que tu vas mourir », et aussi des T-shirts, des cours en ligne et des livres ayant reçu l’imprimatur des icônes médiatiques. Paula l’a essayé quelques jours et s’est rapidement désabonnée.
J’ai aussi trouvé une application pour smartphone, Stoa [les stoïciens tiennent leur nom du fait qu’ils se réunissaient au Stoa Poikile (le Portique peint), qui offre des textes et, moyennant un abonnement mensuel de 4,99 $, un tutorat électronique pour vous aider à méditer et tenir un journal. Bref, un formatage, ce qui est résolument moderne. Nous sommes loin des méditations solitaires et des débats socratiques.
Médite par toi-même …
Cette version feel good du stoïcisme tire à elle la couverture de la thérapie cognitive et comportementale [TCC] qui, disent ses prosélytes, trouve certaines de ses racines dans les textes stoïciens anciens**. Effectivement, des praticiens modernes de la TCC, Aaron Beck, Albert Ellis et Victor Frankl, ont lu leurs classiques, mais ils ne sont pas les seuls à y être allés puiser des idées, ou y avoir des accointances : Pascal, Spinoza, Montaigne, Kant, Hegel et Nietzsche aussi se sont rafraîchis à cette source, car, après que l’école stoïque eut disparu de la scène, les idées stoïciennes ont continué à errer dans les coulisses de la pensée occidentale, en particulier grâce aux « Méditations pour moi-même » de Marc Aurèle.
Alors, les Américains deviennent-ils stoïques? Peut-être que les temps troublés qui s’annoncent les y pousseront, mais il ne faut pas trop gratter dans les textes stoïciens pour découvrir des positions, comme celles sur le suicide [« Une vie malheureuse est plus insupportable que la mort »] ou sur les hochets sociaux [« Si tu veux être heureux, être un homme libre, laisse les autres te mépriser »] qui auront du mal à trouver un écho dans une société moralement aussi conservatrice que la société américaine. C’est d’ailleurs bien un des paradoxes de ce néo-stoïcisme, pour lequel on pourrait penser que les Européens sont culturellement mieux préparés, mais, paradoxe similaire, c’est aussi aux États-Unis que s’est d’abord développé le bouddhisme occidental***.
Mais, si l’on quitte les autoroutes médiatiques, on trouve des chemins de traverse que fréquentent quelques intellectuels et universitaires férus de culture hellénistique et classique et de philosophie, et dont l’ambition est d’entrer en dialogue avec les textes anciens et de sonder ce que cette école de pensée pourrait apporter au vingt et unième siècle. C’est à cette croisée des chemins que se trouve le site Modern Stoicism, qui réunit surtout des universitaires anglais. On s’y intéresse aux différentes facettes du stoïcisme : son éthique, sa logique, sa vision politique, son épistémologie, sa physique, son cosmopolitisme, sa psychologie, etc., et de cette galaxie sont sortis de nombreux ouvrages récents qui témoignent de la vitalité du mouvement.
Alors, à quoi le stoïcisme va-t-il ressembler au 21e siècle? Une partie de la réponse appartient peut-être à Martha Nussbaum****, une philosophe américaine pétrie d’hellénisme qui, livre par livre, semble vouloir construire une éthique moderne sur une fondation classique***** et qui s’interroge, question bien d’actualité, sur comment créer les conditions d’un monde plus juste. Le stoïcisme moderne aura peut-être aussi une branche gallique ; il y a un peu moins de trois ans s’est créée l’association Stoa Gallica ****** qui a l’ambition avérée de porter dans le monde francophone le flambeau allumé par le groupe Modern Stoicism.
Je vous retrouve au Portique ?
* la photo a dû être prise à un angle de 45 degrés, ce qui explique la perspective inhabituelle
© Annie
** Si le sujet vous intrigue vous pouvez en trouver une brève présentation ici .et si vous avez des inclinaisons plus académiques, vous pouvez lire cet article : Philosophical Foundations of Cognitive Behavioral Therapy — Stoicism, Buddhism, Taoism, Existentialism . Et pour aller encore plus loin, voir une liste de livres recommandés .
*** Il y a une très longue tradition bouddhiste en Asie, et une jeune pousse occidentale qui a pris ses premières racines à San Francisco dans les années 60 avec des maîtres Zen puis un peu plus tard avec des maitres tibétains que l’invasion chinoise avait dispersés aux quatre vents. Pour en savoir plus là-dessus, lire « Bouddhisme et stoïcisme » par Mauro G. A. Rosi —
**** Lire l’entretien (en anglais) avec Martha Nussbaum sur le néo-stoicisme
**** La plupart de ses nombreux ouvrages n’ont pas été traduits, sauf deux relativement récents : Les Émotions démocratiques: Comment former le citoyen du XXIe siècle ? et Capabilités : Comment créer les conditions d’un monde plus juste ?
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