Les Carnets d’ailleurs de Marco & Paula #130: Portrait de femmes: J. la bosseuse
Le nomadisme permet de rencontrer de nombreuses femmes aux parcours de vie et aux aspirations très différents. Aujourd’hui, Paula raconte son amie J., une Ivoirienne serveuse dans le restaurant au bas de son immeuble.
Ce matin, au journal radiophonique podcasté de France Culture, j’entends l’appel à l’aide financière de la rédactrice en chef de Causette, une revue qui me fait du bien car plus « féminine du cerveau que du capiton », comme le claironne son slogan. Limitant drastiquement la publicité, ce mensuel s’appuie principalement sur ses lecteurs. Or ceux-ci l’ont boudé deux mois de suite début 2017 et même si leur nombre a depuis suffisamment augmenté pour ré-équilibrer les comptes, ce manque à gagner n’a pu être comblé. Bref Causette est en danger. Au delà d’un don toujours utile, je cherche qui de mes amis je pourrais abonner. Je serais bien allée argumenter auprès de la bibliothécaire de l’Institut français pour que Causette intègre le panel de revues et journaux en libre lecture, mais je sens que ça pourrait coincer: trop spécifique, trop décalé et parfois trop cru car n’hésitant pas à appeler un con, un con. Les lecteurs ivoiriens pourraient être mal à l’aise. Je me trompe peut-être.
D’ailleurs, notre amie J. lit les Causette que je lui prête. Elle a commencé à les feuilleter à la maison, aussi je lui ai proposé de les lire tranquillement chez elle. Le numéro terminé, elle me le rapporte pour en prendre un autre. Elle ne fait pas de commentaires mais en redemande.
J. aura bientôt trente cinq ans et n’est toujours pas mariée. Son horloge biologique s’affole mais il lui faut d’abord trouver un prétendant. Si elle n’est pas laide, J. n’est pas non plus vraiment jolie car bien trop maigre, ce qui est aux antipodes des canons locaux de la beauté, comme en témoignent les affichettes pour se faire grossir les fesses, que l’on voit accrochées aux poteaux dans la rue. Elle n’est pas non plus riche avec son salaire de cuisinière de restaurant de quartier. Alors les princes charmants ne se bousculent pas. Mais je ne crois pas que celles-là soient les vrais raisons. J. est futée, pugnace, bosseuse, curieuse et ces qualités ne sont pas celles de la gentille épouse, modèle qui prédomine chez monsieur et madame tout-le-monde.
Pendant trois mois, J. a consacré tout son temps libre à préparer les concours de la fonction publique. Chaque soir de semaine, elle est passé au bureau de Marco pour lire la presse locale. Nous avons ensemble travaillé la logique, une matière qui l’avait fait souffrir l’an passé lorsqu’elle a passé ce même concours – elle ne s’y était jamais exercé. Les épreuves se sont déroulées à la mi-septembre et nous attendons les résultats. La réussite à ces concours n’est pas seulement liée à la qualité des candidats. Il existerait un système frauduleux permettant d’acheter des places, mais ce n’est peut-être qu’une rumeur entretenue par des recalés plein d’amertume. C’est bien connu! L’an passé une question avait laissé J. fort pantoise: « Dans quelle département se situe le village de Kissiguidou? » Clairement, l’ethnie de cette localité devait être privilégiée cette année-là.
J. ne désespère pas. Si elle n’obtient pas de place cette année, elle recommencera. J. est comme ça. Si les violentes pluies du moment transforment les murs de son logement en cascade, elle refuse de s’en émouvoir. On ne voulait pas d’elle dans une formation professionnelle en cuisine – elle aurait était trop âgée – elle s’est imposée après avoir vérifié qu’il n’y avait pas de limite d’âge. Elle aime clore ses samedis après-midi studieux à la médiathèque par une virée dans les grandes surfaces, aussi elle nous accompagne volontiers et tant pis si des gens pensent qu’elle est notre ménagère. Elle s’en fout. Elle apprécie notre compagnie. Au retour, nous bavardons en prenant le thé et elle s’empiffre de gâteaux sans parvenir à prendre un gramme. Parfois, nous invitons J. à un spectacle ou un film. Mais ça ne doit pas être trop tard car elle refuse que nous la raccompagnions dans son quartier d’Abobo. Elle craint, dit-elle, que nous ne nous perdions et attirions l’attention des voyous.
Elle est pour moi un sujet de fascination mais comme j’en suis un aussi pour elle il n’y a aucun malaise dans notre relation. Nos conversations sont libres. Nous avons appris aussi bien Marco que moi à lui répondre franchement sans vraiment craindre de la choquer, même si nous mesurons nos paroles – surtout moi qui tient parfois des propos volontairement sans nuance quand le politiquement correct m’ennuie.
Récemment, J. m’a raconté le viol de sa sœur, survenu quand celle-ci était adolescente; selon elle sa sœur ne s’en est toujours pas remise, tant à cause de la violence qu’elle a subie que de l’attitude fuyante de ses parents, qui n’ont toujours pas voulu agir quand elle leur a enfin expliqué – des années plus tard – que l’agresseur n’était pas un Guinéen de passage mais l’oncle qui l’hébergeait. J. m’en a parlé car elle sait que j’ai travaillé sur la prise en charge des survivants de violence sexuelle. J’ai pu activer d’anciens contacts pour des groupes de paroles. A sa sœur de décider si cela lui convient.
Cette violence, je l’ai prise de plein fouet en apprenant par une amie qu’un gros naze de rappeur chante « ferme ta gueule ou tu vas t’faire marie-trintigner (…) ». Qu’on le pende par les couilles !
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