Théâtre. « Democracy in America », Romeo Castellucci toqué de Tocqueville
En s’inspirant très librement du livre, « De la démocratie en Amériqu »e, le dramaturge, metteur en scène et plasticien italien en offre une lecture originale en forme de fantasmagorie dévoilant la part obscure de ce continent telle qu’on la trouve chez des écrivains comme Nathaniel Hawthorne ou Herman Melville. Ce spectacle d’une intensité rare est l’un de ses plus réussis.
C’est sur ce fond opaque et tourmenté – à la fois maelström et trou noir – que Romeo Castellucci situe sa dernière création, Democracy in America, « librement inspirée« , comme il le dit lui-même, de l’essai De la démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville. Cela fait plusieurs années que le metteur en scène, dramaturge et plasticien italien revient dans ses spectacles à la littérature d’Amérique du Nord. Sans qu’il s’y réfère ouvertement, il est évident que depuis longtemps déjà l’œuvre d’Herman Melville et en particulier Moby Dick alimente plus ou moins ouvertement son théâtre.
Ces derniers temps avec Le voile noir du pasteur d’après Nathaniel Hawthorne puis Descend Moïse !, inspiré, entre autres, du roman de William Faulkner, Romeo Castellucci a fait plusieurs tentatives pour sonder les tréfonds de la psyché américaine. Ce qui le fascine, outre la dimension visionnaire, c’est à quel point cette culture est imprégnée par la Bible. Les premiers colons appartenaient à des communautés puritaines souvent d’obédience calviniste. Comme le remarque Tocqueville, c’est en référence aux Evangiles et à l’Ancien Testament plus encore qu’au modèle athénien qu’a été établie la constitution des Etats-Unis, première démocratie moderne.
Cette référence biblique est d’autant plus importante qu’en s’affranchissant de leurs origines européennes et confrontés à l’immensité sauvage du continent américain, les colons et leurs descendants ont perdu leurs anciens points de repère. « Où est notre univers? Il s’est effondré et ses fragments épars ont été emportés loin de nous tandis que, à la dérive dans le chaos, nous écoutons parfois le fantôme des vents errants qui passent en gémissant à la recherche de ce qui fut autrefois notre monde », écrit Hawthorne dans La Maison aux sept pignons.
Ce « fantôme des vents errants » on l’entend de façon récurrente dans Democracy in America tandis qu’un couple de colons désespère devant sa maigre récolte de pommes de terre. L’homme et la femme s’en réfèrent à Dieu, comme s’ils attendaient que celui-ci leur envoie une manne nourricière ou enfin une récolte abondante. Un doute les tourmente quant à leur façon de prier. Peut-être ne désignent-ils pas Dieu par le nom adéquat? Alors ils l’invoquent en l’appelant « Je suis » – référence au « Eye asher eye« , « Je suis celui qui suis » dans L’Exode.
Mots et langage
La question du langage joue un rôle essentiel dans ce spectacle. Dès l’ouverture, on entend des glossolalies, en l’occurrence des prières énoncées par des Pentecôtistes dans un baragouin d’autant plus indéchiffrable qu’il n’est pas destiné à être compris. Selon cette pratique religieuse, à propos de laquelle on parle de « don des langues« , c’est Dieu en personne qui s’exprime à travers les officiants. Ce sabir mystique cède la place à un jeu de permutations à partir des lettres constituant le titre du spectacle, Democracy in America, inscrites sur des drapeaux exhibés par des jeunes filles en uniforme. Impossible de ne pas voir dans cette série d’anagrammes parfois comiques une allusion aux manipulations verbales infinies telles qu’elles se pratiquent dans La Kabbale, mais aussi à la capacité créatrice de l’écriture.
Plus tard on assiste au dialogue entre deux indiens Ojibwe. Ils expriment leur crainte de voir leur tradition et en particulier leur langue disparaître face à l’invasion des colons blancs. « Leurs mots ne disent pas nos choses », observe l’un des deux hommes. L’autre répond que pour survivre ils doivent s’adapter; ce qui signifie en quelque sorte perdre leur âme. La réalité à laquelle fait ici allusion Castellucci est évidemment plus violente puisque c’est par l’extermination des Peaux-Rouges que les Blancs imposeront leur domination.
Il n’en reste pas moins que c’est bel et bien sur fond de confusion que s’écrit la constitution des Etats-Unis augmentée de ses multiples amendements projetés au cours du spectacle sur un tulle en avant-scène avec à chaque fois la date de leur adoption. Destinée à fixer un cadre à un univers tellement mouvant qu’il en est insaisissable, c’est une fois encore au langage que renvoient ces lois censées reproduire la Bible. Référence qui peut prendre un tour inattendu quand le couple de paysans déjà évoqué se réfère au sacrifice d’Isaac par Abraham. Par désespoir et pour trouver de quoi se nourrir après qu’ils aient déjà troqué leur unique cheval, la femme a vendu en cachette un de leurs enfants.
Dans une scène frappante, elle déclare que le blasphème est le moyen le plus efficace de s’adresser à Dieu. Et voilà que, sans qu’elle en ait conscience, elle se met à parler la langue Ojibwe au grand affolement de son époux. Plus tard on la découvre seule au milieu d’une fête qui pourrait aussi bien être un sabbat de sorcières. Dans ce contexte troublé l’image récurrente d’une charrue en or, symbole du triomphe de la civilisation sur le monde sauvage a quelque chose de dérisoire. De même la scène où l’on voit le paysan transformer peu à peu l’obscurité en lumière en piochant la terre ne fait qu’accentuer la situation énigmatique dans laquelle est plongé le couple.
Scènes sidérantes
La disparition du noir au profit d’un blanc immaculé dans lequel il est impossible de se dissimuler renvoie évidemment à la Genèse et au péché originel: l’homme ne peut rien dissimuler au regard de son créateur. Cela rappelle aussi ce que dit Ishmaël, le narrateur de Moby Dick, au sujet de la blancheur dans laquelle il discerne « un élément de terreur », « l’agent qui rend plus intense l’horreur des choses qui épouvantent l’homme ».
Enfin c’est encore par une référence au langage biblique que ce clôt cette plongée dans l’inconscient nord-américain aux allures de fantasmagorie avec le ballet intriguant de deux lettres correspondant à l’alphabet hébreux mais dont l’aspect indéterminé indique une hésitation au bord de la forme. Comme si ces figures énigmatiques flottant dans un mouvement incertain de gestation n’étaient que la préfiguration imprécise de signes encore à venir, image d’un monde naissant identifié à la langue qui le nomme.
Où l’on voit que, comme toujours dans ses spectacles, Castellucci place la barre très haut pour, en s’appuyant sur des images ou des scènes d’une sidérante force plastique, permettre qu’affleure une dimension cachée, laquelle ne saurait se montrer ni se laisser enfermer dans des mots. De ce fragile et périlleux équilibre naît la tension qui fait tout le sel de cette variation très personnelle où l’œuvre de Tocqueville est l’occasion de signer une de ses créations les plus accomplies.
Democracy in America, librement inspiré d’Alexis de Tocqueville, mise en scène Romeo Castellucci
> jusqu’au 22 octobre à la MC93, Bobigny (93), dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.
> 7 et 8 novembre à Maubeuge, Le Manège Scène nationale
> 16 et 17 novembre à Martigues (13) Les Salins, Scène nationale
> 18 et 19 janvier au Havre, le Volcan, Scène nationale
> 25 et 26 janvier à Mulhouse, La Filature, Scène nationale
> 1er et 2 février à Annecy, Théâtre Bonlieu, Scène nationale
> 7 et 8 février à la Comédie de Reims, dans le cadre du festival Reims – Scènes d’Europe.
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