Les Carnets d’ailleurs de Marco et Paula #123: Aux abois, il se tue…
Marco musarde d’un quartier d’Abidjan aux guildes marchandes de la Méditerranée, sans sortir le nez de ses livres.
Un ami d’ici m’a raconté l’autre jour une histoire qui s’est déroulée dans son quartier, et je vous la rapporte car elle illustre parfaitement l’un des problèmes fondamentaux auquel, à mon sens, est confrontée l’Afrique dans ses aspirations au développement économique. Ce n’est pas une histoire inhabituelle, plutôt un fait divers dont j’ai entendu de multiples versions dans de nombreux pays.
Dans cette famille, l’aîné, doué pour les études, s’arrache de la gangue et part en Europe, où il reste, et réussit. Après un certain nombre d’années, il a accumulé un petit pactole et décide qu’il est temps de se construire une villa au pays. Mais lui, il est là-bas, et il se demande comment gérer cette entreprise à distance. Il pourrait demander à son frère, mais il a bien peur que l’argent ne lui tourne la tête et que le pactole ne disparaisse dans un trou noir. Bref, il ne lui fait pas confiance. Et puis, que pourrait-il faire contre son frère, si l’affaire tournait mal? Rien.
Avant qu’il ne parte là-bas, chez les Blancs, il avait un bon ami dans le quartier et il se met à penser qu’il serait sans doute plus sage de passer par lui plutôt que par son frère. Sans rien dire à la famille, cela va de soi. Il contacte donc cet ami, lui explique son projet et ils se mettent d’accord. L’ami met au point un dossier fort complet avec photos et documents multiples sur le terrain qu’il a repéré, le coût des matériaux, les entrepreneurs, etc. Il se donne de la peine, le commanditaire est convaincu et envoie l’argent. Les travaux, lui annonce bientôt son ami, sont en très bonne voie.
Après un certain temps, les gens du quartier commencent à bavarder, se demandant comment le jeune homme là-bas a pu se payer cette belle voiture, et avec quel argent il fait la fête et choie toutes ses maîtresses. A ce stade, lui seul le sait, bien sûr.
Des mois et des mois plus tard, notre commanditaire décide qu’il est temps de venir faire un séjour au pays et, par la même occasion, de voir la villa que son ami lui a construite. Il annonce à la famille sa prochaine visite, et rapidement la bonne nouvelle fait le tour du quartier et arrive aux oreilles du jeune ami bâtisseur de rêves. Fort inquiet, il appelle son commanditaire, qui confirme qu’il arrive bientôt. Un monde factice commence à se déliter.
Finalement, aux abois et ne voyant aucune issue pour sortir du piège, il se tue, laissant une lettre à sa famille pour expliquer les raisons de cette sortie brutale et définitive. Grand émoi dans le quartier. Quand le commanditaire arrive, la famille de son ami l’accuse d’être responsable de la mort de son fils. Évidemment, le petit frère apprend par la même occasion que son grand-frère-qui-a-réussi chez les Blancs ne lui fait absolument pas confiance. Je vous laisse imaginer la cascade de déchirures qui s’ensuivent.
Ce fait divers, fort commun sous ces latitudes, est l’illustration parfaite d’un des problèmes fondamentaux de la théorie économique: « the principle-agent problem », formule qui sonne très bien en anglais mais dont la translittération en français est fort pédestre: le problème-principal-agent. Je préfère parler de conflit commanditaire-commandité, le commanditaire ayant des ressources ($) et un dessein, le commandité ayant des services à offrir – le problème, c’est que le commandité peut cacher au commanditaire qui il est réellement (un voleur, en l’occurence).
Ce conflit a fait non seulement l’objet de moult réflexions théoriques, mais aussi de quelques études historiques, et je pense particulièrement aux travaux, que je trouve remarquables, d’Avner Greif, professeur d’économie à Stanford. Il a étudié les guildes marchandes de la méditerranée entre le 12ème et le 18ème siècles, guildes qui se trouvaient confrontées au même problème que le commanditaire de mon histoire, mais qui avaient trouvé une façon de le résoudre qui leur a permis de traverser les siècles, jusqu’à ce que la technologie ne change trop leur éco-système. Je vous en dirais bien plus, mais vous allez finir par me trouver assommant, et de toute façon le livre d’Avner Greif que j’ai lu il y a trop longtemps pour m’en remémorer la trame détaillée, se trouve dans un garde meuble dans le Maryland.
Ces guildes marchandes, disent certains économistes, ont été la pierre angulaire de la construction du système capitaliste. Peut-être, en tout cas, ce n’est pas invraisemblable. Et j’y pense chaque fois que j’entends certains de mes collègues argumenter sur la nécessité pour les pays africains de faire appel à la diaspora pour appuyer ou déclencher leur développement économique. Et je me dis, in petto: avez-vous pensé à une manière de résoudre votre « principle-agent problem »?
Dans cette famille, l’aîné, doué pour les études, s’arrache de la gangue et part en Europe, où il reste, et réussit. Après un certain nombre d’années, il a accumulé un petit pactole et décide qu’il est temps de se construire une villa au pays. Mais lui, il est là-bas, et il se demande comment gérer cette entreprise à distance. Il pourrait demander à son frère, mais il a bien peur que l’argent ne lui tourne la tête et que le pactole ne disparaisse dans un trou noir. Bref, il ne lui fait pas confiance. Et puis, que pourrait-il faire contre son frère, si l’affaire tournait mal? Rien.
Avant qu’il ne parte là-bas, chez les Blancs, il avait un bon ami dans le quartier et il se met à penser qu’il serait sans doute plus sage de passer par lui plutôt que par son frère. Sans rien dire à la famille, cela va de soi. Il contacte donc cet ami, lui explique son projet et ils se mettent d’accord. L’ami met au point un dossier fort complet avec photos et documents multiples sur le terrain qu’il a repéré, le coût des matériaux, les entrepreneurs, etc. Il se donne de la peine, le commanditaire est convaincu et envoie l’argent. Les travaux, lui annonce bientôt son ami, sont en très bonne voie.
Après un certain temps, les gens du quartier commencent à bavarder, se demandant comment le jeune homme là-bas a pu se payer cette belle voiture, et avec quel argent il fait la fête et choie toutes ses maîtresses. A ce stade, lui seul le sait, bien sûr.
Des mois et des mois plus tard, notre commanditaire décide qu’il est temps de venir faire un séjour au pays et, par la même occasion, de voir la villa que son ami lui a construite. Il annonce à la famille sa prochaine visite, et rapidement la bonne nouvelle fait le tour du quartier et arrive aux oreilles du jeune ami bâtisseur de rêves. Fort inquiet, il appelle son commanditaire, qui confirme qu’il arrive bientôt. Un monde factice commence à se déliter.
Finalement, aux abois et ne voyant aucune issue pour sortir du piège, il se tue, laissant une lettre à sa famille pour expliquer les raisons de cette sortie brutale et définitive. Grand émoi dans le quartier. Quand le commanditaire arrive, la famille de son ami l’accuse d’être responsable de la mort de son fils. Évidemment, le petit frère apprend par la même occasion que son grand-frère-qui-a-réussi chez les Blancs ne lui fait absolument pas confiance. Je vous laisse imaginer la cascade de déchirures qui s’ensuivent.
Ce fait divers, fort commun sous ces latitudes, est l’illustration parfaite d’un des problèmes fondamentaux de la théorie économique: « the principle-agent problem », formule qui sonne très bien en anglais mais dont la translittération en français est fort pédestre: le problème-principal-agent. Je préfère parler de conflit commanditaire-commandité, le commanditaire ayant des ressources ($) et un dessein, le commandité ayant des services à offrir – le problème, c’est que le commandité peut cacher au commanditaire qui il est réellement (un voleur, en l’occurence).
Ce conflit a fait non seulement l’objet de moult réflexions théoriques, mais aussi de quelques études historiques, et je pense particulièrement aux travaux, que je trouve remarquables, d’Avner Greif, professeur d’économie à Stanford. Il a étudié les guildes marchandes de la méditerranée entre le 12ème et le 18ème siècles, guildes qui se trouvaient confrontées au même problème que le commanditaire de mon histoire, mais qui avaient trouvé une façon de le résoudre qui leur a permis de traverser les siècles, jusqu’à ce que la technologie ne change trop leur éco-système. Je vous en dirais bien plus, mais vous allez finir par me trouver assommant, et de toute façon le livre d’Avner Greif que j’ai lu il y a trop longtemps pour m’en remémorer la trame détaillée, se trouve dans un garde meuble dans le Maryland.
Ces guildes marchandes, disent certains économistes, ont été la pierre angulaire de la construction du système capitaliste. Peut-être, en tout cas, ce n’est pas invraisemblable. Et j’y pense chaque fois que j’entends certains de mes collègues argumenter sur la nécessité pour les pays africains de faire appel à la diaspora pour appuyer ou déclencher leur développement économique. Et je me dis, in petto: avez-vous pensé à une manière de résoudre votre « principle-agent problem »?
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