Encalminé dans la rade d’Arras … Les carnets d’ailleurs de Marco et Paula #176
Marco est toujours en convalescence dans la belle campagne française, mais son « daemon* » semble vouloir se réveiller.
Ah, les vallons d’Artois …
Devenu “grand“, j’ai pris le large, mais sans prendre la mer. Sans doute le nomade est-il la version terrestre du marin, car l’un et l’autre semblent être agis par des daemons, comme ceux que l’on trouve dans la trilogie À la Croisée des Mondes de Philip Pullman – aparté : j’ai lu ces romans d’évasion alors que j’étais dans la rade de ma thèse de doctorat, pour me distraire, mais aussi pour me soustraire à une trop grande emprise de la raison. Il est possible que ces daemons soient ceux-là même qui chuchotaient à l’oreille de Socrate, bien sûr. Et peut-être chuchotaient-ils déjà à l’oreille d’Agamemnon et d’Ulysse?
Pour le moment, je suis ancré dans les vallons de l’Artois, avec ses villages de maisons en pierres blanches, ou en briques, et des églises avec souvent une tour carrée et trapue qui semble vouloir servir de balise aux nuages qui traînent bas. Mon daemon doit en dormir de dépit, possiblement un peu inquiet de cette longue inaction dans ce cadre bucolique et trop tranquille alors que Paula, elle au moins, a repris sa course de nomade au milieu des nuées de grillons, là-bas dans le Sahel, au Tchad …
L’âge de la retraite
Dans le calme de la province française, et ayant décidé d’en adopter au moins pour un temps le rythme reposant, je m’essaie à ressentir en imagination ce que pourrait être une vie dont j’aurais déroulé la routine dans ce cadre prévisible et borné de certitudes. L’autre après-midi, en choisissant ma salade dans un rayon du Leclerc local, j’entendais trois personnes, qui à la teinte des cheveux semblaient m’être parfaitement contemporaines, discuter des changements à anticiper ou craindre dans les régimes de retraite. J’eus l’impression que mon daemon commençait à s’agiter et allait bientôt me souffler à l’oreille de décamper illico presto de cette terre de perdition pour les âmes impatientes ou trop aventureuses.
L’aventure, ces jours-ci, se résume à des virées dans le jardin en quête de framboises, de noix ou de pommes, quelques échappées à vélo le long de la coulée verte spécialement aménagée, et, un soir, l’escapade au théâtre d’Arras pour assister à la représentation du ballet Via Kanana, mis en scène par le danseur et chorégraphe sud-africain renommé Gregory Maqoma avec la compagnie, Sud-Africaine, renommée elle-aussi, Via Katlehong. Le théâtre était plein, avec beaucoup de jeunes, et quelques très jeunes, comme la petite fille assise à côté de moi dans la loge, qui ne devait avoir pas plus de huit ou neuf ans et que sa mère accompagnait. Je crois bien que pour un moment je l’ai enviée. Qui, dites-vous? Eh bien, l’une, et puis l’autre.
À la croisée des mondes …
Le spectacle était éblouissant, et incompréhensible. Violent aussi, dans la mesure où il est vite devenu clair que les mouvements des danseurs étaient inspirés par les mouvements de la vie dans les townships sud-africaines, où la violence est une donnée de base. J’eus l’impression de voir une version chorégraphiée d’un spectacle écrit par Bertholt Brecht. La chorégraphie racontait une sorte d’histoire dont la trame m’échappait – mais peu importait, j’aurais le temps au cours des jours suivants de l’explorer et de la reconstruire. Pour l’instant la scène explosait et se recomposait. Et quand le spectacle prit fin, tout le théâtre explosa.
Assis dans la loge, je ne me croyais plus à Arras mais ailleurs, peut-être dans la galaxie du Doctor Who** (j’ai vu hier soir l’épisode où le docteur rencontre Vincent Van Gogh, et j’ai bien ri, comme l’a recommandé mon médecin). J’ai bien senti que mon daemon était heureux; il avait retrouvé notre univers un peu inquiétant et familièrement loufoque.
* Daemon
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