Théâtre. « La Plaza », les jeux de regard du collectif El Conde de Torrefiel
En nous confrontant à un paysage humain hautement paradoxal tant il est distancié et en même temps on ne peut plus proche, les dramaturges espagnols Tanya Beyeler et Pablo Gisbert inventent une forme originale indécise, entre théâtre et art plastique, où se dévoilent avec une ironie douce-amère les contradictions et ambiguïtés qui forment la trame de notre quotidien.
On pourrait parler de mise en situation ou de conditionnement. Car le fait d’accepter cette circonstance hautement paradoxale d’avoir assisté à un spectacle qui se serait déroulé pendant toute une année nous installe dans un mode légèrement décalé – un peu comme un atterrissage en douceur.
La salle est plongée dans le noir. On ignore totalement de quoi il s’agissait dans le spectacle que l’on est censé avoir vu. On flotte dans un entre deux indécis. On ne sait rien. On est comme une page blanche. Ou, pour le dire autrement, on est dans un état de réceptivité optimal. Un texte diffusé sur un prompteur décrit ce qui nous arrive. En nous expliquant que nous avons bel et bien assisté à ce spectacle, il nous transforme en quelque sorte en personnages de fiction. Nous participons sans bouger de notre siège à une grande fiction collective.
Impossible en y réfléchissant de ne pas se dire que cela se passe un peu comme pour les idéologies dans lesquelles il est légitime de voir aussi des fictions collectives. Impossible surtout de ne pas rapporter ce que nous sommes en train d’éprouver en tant que spectateurs au contexte dans lequel vivent les auteurs et metteurs en scène; à savoir la situation conflictuelle de la Catalogne aujourd’hui avec sa division entre nationalistes, farouches partisans de l’indépendance, et ceux qui considèrent que leur région fait toujours partie de l’Espagne et ne doit en aucun cas s’en séparer.
Métaphore universelle
Cela ressemble au premier abord à un paysage urbain relativement neutre, un lieu abstrait. L’essentiel dans cette affaire, c’est le regard de celui qui s’adresse à nous. Il parle à la première personne, mais est aussi un peu notre double. Ainsi, tout comme lui nous voyons cette place à la fois comme quelque chose de familier et de totalement étrange. Il y a, entre autres, un couple avec une poussette, un livreur Deliveroo, des femmes maghrébines, des enfants, un groupe de touristes asiatiques, un tournage de film, un corps allongé sous un drap sur un chariot à roulettes…
Mais ce qui frappe avant tout c’est le décalage entre le discours de celui qui s’adresse à nous et ce qui se passe sur scène. Autre détail considérable en relation évidente avec ce décalage, les personnages évoluant sur scène n’ont pas de visages, au point qu’on croirait presque que ce sont des fantômes. C’est à partir de là qu’entre celui qui parle et ce que nous éprouvons s’instaure une différence fondamentale.
Comme si nous retrouvions peu à peu notre expérience de spectateur du simple fait que contrairement au narrateur ce qui se passe nous apparaît sous une multiplicité d’angles, conjuguant notre point de vue direct sur ce qui a lieu sur scène et celui exprimé par le texte qui se déploie sous nos yeux. Nous sommes à la fois à l’extérieur et dans la tête du narrateur. Cette place anonyme – carrefour que traversent des populations diverses – est comme un champ de forces, un tableau vivant où se lit la réalité de la mondialisation. Tableau d’autant plus frappant que c’est par une juxtaposition presque anodine de signes et de codes qu’il se donne à déchiffrer.
Et c’est ainsi que, l’air de rien ou presque, El Conde de Torrefiel nous confronte à une expérience somme toute assez simple, celle qui consiste à voir pour de bon ce qui se passe autour de soi. On pourrait parler à ce propos d’épiphanie au sens où celui qui éprouve soudain ce sentiment d’étrangeté face à un paysage a priori familier est comme frappé par une révélation. Sauf que, et là se situe l’ironie profonde de ce spectacle, tout cela ne s’avère qu’une sensation fugitive bientôt noyée dans le rythme du quotidien.
Psychés contemporaines
Mais cela ne s’arrête pas là. Car le narrateur dont le courant de conscience est mu par un mouvement de flux et de reflux revient sur sa propre expérience et analyse non seulement ce qu’il voit et ressent mais aussi ses réactions avec, au passage, un éclair de lucidité quand il observe: « Tu te rends compte que tu viens de reproduire une pensée qui n’est pas la tienne? »
Comme si, pris dans ce mouvement général, il était lui-même un carrefour où passent incessamment des foules de pensées plus ou moins subjectives venues on ne sait d’où, imprégnées d’idéologies diverses, lui-même devenu le reflet de ce paysage urbain, à moins que ce ne soit au contraire ce paysage urbain qui suggère une vision de ce qui se passe en lui. Une chose est sûre, en nous introduisant ainsi au cœur de ce à quoi pourraient ressembler nos psychés contemporaines El Conde de Torrefiel signe sa création la plus accomplie.
La Plaza, de et par El Conde de Torrefiel
- jusqu’au 13 octobre au Centre Pompidou, Paris , dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
- 31 octobre – 2 novembre 2018: Théâtre Vidy Lausanne
- 21 au 23 février 2019 – HAU Hebbel am Ufer, Berlin
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