Des origines d’un nomadisme (3): Les carnets d’ailleurs de Marco et Paula #184

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Marco, les pieds dans la boue de la campagne arrageoise, a les yeux tournés vers l’Ouest, là où, derrière la ligne d’horizon plombée de nuages gris, s’étend le grand empire américain.

Je naviguais le minibus entre les piles de béton soutenant l’Embarcadero Freeway* de San Francisco, faisant la conversation pour faire patienter les clients assis derrière, avant de faire une dernière “prise“ et d’emmener tout ce beau monde à l’aéroport de San Francisco. Après quelques minutes quelqu’un fit la remarque que j’avais un accent dont il ne pouvait identifier l’origine, et demanda d’où je venais. Je répondis que je venais d’Europe. “Mais de quel pays, en Europe, précisément?“
Les conversations engagées avec les clients dans la navette Good Neighbours** se révélaient parfois fort intéressantes. Celle-ci en fut une. J’expliquais qu’après quelques années passées aux États-Unis, mon identité européenne était progressivement sortie des limbes, et que finalement je me trouvais plus d’affinités sociales et culturelles avec un allemand, un italien ou un espagnol qu’avec un américain (à l’exception peut-être des universitaires). Cela surprit seulement un peu mon interlocuteur.
J’ajoutais que, tant que j’avais habité l’Europe, je n’avais pas vraiment pris conscience d’être européen, et un allemand, un anglais ou un grec m’étaient alors aussi différents qu’un américain. Mais, après m’être immergé dans une autre culture, je me sentais finalement plus européen que français, et m’étais mis à voir les nationalismes en Europe comme des provincialismes étroits.

 

L’Antiquité revisitée

Pour mes amis américains de San Francisco l’Europe était certes moins riche et moins puissante que les États-Unis, mais c’était pour eux le continent de l’art, des débats d’idées, et de la sophistication. À cette aune, le matérialisme et le pragmatisme américains leur paraissaient triviaux – à leurs yeux la vieille Europe était aux États-Unis ce que la Grèce – vaincue – avait été à l’Empire Romain, un berceau de philosophie et de culture.
 
À l’aube des années 2000 Xavier de C*** joua avec habileté sur cette opposition; dans son essai L’Édit de Caracalla *** , ce putatif**** ex-khâgneux spécialiste des questions de défense, expatrié à Washington, plaide en faveur de la constitution d’États-Unis d’Occident. Dans cette alliance, l’Europe serait aux États-Unis ce que la Grèce antique fut à l’Empire Romain, une façon pour les Européens – explique-t-il – de « passer du statut d’américanisé de deuxième zone à celui d’Américain à part entière », tant il est vrai que « l’américanité est un fait acquis, la citoyenneté transatlantique un droit à conquérir ».

Carte des installations militaires américaines dans le monde 

Une année après cette conversation dans la navette, j’arrivais à New York, au cœur de l’Empire, pour faire des études de relations internationales à la New School for Social Research, petite université qui s’ingéniait à établir un pont entre les traditions universitaires européenne et américaine. J’étais un peu comme un jeune grec qui aurait quitté Athènes pour se rendre à Rome étudier le fonctionnement de l’Empire, et nombre de mes amis ne comprenaient pas comment j’avais pu faire pareil choix.
 
Assis sur les bancs d’université, à lire des classiques politiques européens et des recherches d’universitaires américains, je me rendis progressivement compte que le penchant pour la théorie et l’abstraction, pour les modèles et la spéculation, qui avaient été le chant de sirène de mes études en France, m’apparaissait maintenant comme une sorte d’étrangeté ou même d’excentricité. Les écrits de la fine fleur du post-modernisme européen maintenant me consternaient plus souvent qu’ils ne me fascinaient, ou qu’ils ne fascinaient les intellectuels américains que je côtoyais.

 L’américanisation d’un nomade …

Ce qui me surprit, c’est que ce changement ne résultait pas du tout d’un choix. Après cinq ans d’immersion dans la société américaine, mon mode de pensée s’était, à mon insu, modifié. Sans le savoir et sans le vouloir, je m’étais américanisé (et l’eussé-je su, je ne me serais vraisemblablement pas rebellé), et ce que je croyais être de profonds traits de personnalité n’était que des artefacts culturels qui pouvaient être inoculés sans sursaut de conscience.
 
Ainsi par deux fois j’avais subrepticement changé de peau, mais paradoxalement, sous ces nouveaux accoutrements, je me trouvais être toujours le même lézard. C’est à partir de ce moment que les notions d’identité et de personnalité me devinrent suspectes, ce qui, dans l’ambiance du temps, allait certainement à contre-courant.

 

Jacques Derrida, pilier post-moderne (© Pablosecca)

* Construite dans les années cinquante, cette portion d’autoroute urbaine s’écroula en partie lors du tremblement de terre de 89 (joliment appelé Loma Prieta), et fut à la suite entièrement démolie. 

 ** Cette petite compagnie de transport, créée par un anglais fan du Grateful Dead (groupe de rock de la région de San Franciso, qui fut l’un des principaux avatars du mouvement psychédélique), se rebaptisa Quake City Shuttle après 89 (littéralement “la navette de la ville aux tremblements de terre“), s’affirmant comme une compagnie en harmonie avec l’humour local, au contraire des monolithes nationaux de l’espèce Super Shuttle. 
*** L’Édit de CaracallaPlaidoyer pour des États-Unis d’Occident“ par Xavier de C***, avec une épitaphe de Régis Debray, Fayard 2002. Historiquement, l’Édit de Caracalla, promulgué en l’an 212 de notre ère par l’empereur Caracalla, étendait le droit de cité romain à tous les hommes libres de l’Empire. 
**** De nombreux commentateurs voient dans Xavier de C*** un avatar de plume de Régis Debray
 
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