Vent tournant, Callas monte à bord et lessive… Quelle semaine! Calme plat, sursaut, grain à venir et on recommence. Le quotidien s’organise au gré de la météo. Pas de vent, inspection du bateau et nettoyage à l’eau douce des cales. Pas de vent, lessive générale, nous voici lavandières. Pas de vent, baignade. Pas de vent? Eh bien pas de vent.
Vous l’avez compris, la nuit est propice à toutes les réflexions. Le manque de vent de même… Nous sommes tant privés des faveurs d’Éole que nous espérons seulement ne pas reculer! Pour ce qui est d’arriver c’est une autre paire de manches. Alors que fait on sur un voilier encalminé? On s’active, bien que cette notion soit très relative.
Lessive tout d’abord histoire d’ôter le sel de nos vêtements et leur redonner la bonne odeur du propre, malmenée par des grains successifs et des difficultés de séchage. Les différents points du bateau qui auraient pu souffrir du vent fort des premiers jours, grand voile, enrouleur de génois, poulies aussi diverses que variées sont inspectés. On graisse ce qui couine, et Dieu que cela peut couiner au rythme de la houle. Ceux qui imaginent un silence parfait se leurrent. D’un tempérament joueur nous hissons, Aline en haut du mat histoire de revisser une latte ou deux. Et nous nous reposons.
Ça va une journée.
La deuxième débute par une lecture attentive de la météo. Pas de mieux à prévoir. Donc petit déjeuner tous ensemble dans le cockpit et la lente observation de la mer débute. A la recherche d’une risée, du frémissement d’un clapotis, de l’accélération de la houle.
Nous nous sommes faits deux copains, magiques oiseaux marins qui évoluent avec grâce autour du bateau. Rase motte à quelques millimètres de l’eau sans jamais la toucher. Hypnotique. A la parade, ils semblent chercher à nous séduire, à alléger la frustration première de cette attente qui semble sans fin.
Les coucher de soleil sont nos spectacles préférés. Comme au cinéma, nous nous installons sur le pont et attendons le début de la représentation, de véritables incendies rouge, orange, jaune, traversant des nuages bleu gris, puis le rose qui explose, du vert parfois, ajoutant encore de l’espace à l’immensité sans terre, sans autre point de repère que l’horizon.
J’avais dès la première heure de ce voyage une envie: pouvoir mettre sur l’enceinte du bord la voix de La Callas et l’entendre porter sur l’eau. Envie de nuit, de ciel étoilé et de désir partagé. Ce fut le cas. La voix de la diva, dans un extrait de La Wally de Catalani s’est élevée en plein milieu de notre nulle part. Moment de magie hors du temps. Notre liberté enchaînée jusqu’alors à ce calme plat, a trouvé là sa place juste. Et le silence qui a suivi était encore Sa voix.
Plus tard dans la nuit durant notre quart, je me suis demandé qui j’aurais aimé rencontrer, sachant que ce serait impossible tant ils nous ont quittés depuis longtemps. J’aurais rêvé partager une séance de répétition à la Scala avec La Callas, prendre un café à New York avec Greta Garbo et confirmer que oui, elle rit, boire un verre avec Orson Welles, voire plusieurs, en me demandant quel serait mon Rosebud, discuter du monde et de son sens avec Einstein, déguster un thé à deux pas de chez Tiffany avec Audrey Hepburn pour un moment de délicatesse et de fragilité, assister à une corrida entre Hemingway et Picasso. Je crois aussi que j’aurais adoré, dans l’intimité de son bureau, voir Françoise Giroud relire un de mes papiers (*) et me dire qu’il pourrait être meilleur et comment. Écouter Alexandre Soljenitsyne raconter le goulag, vibrer sur chaque corde caressée par l’archet de Rostropovitch, en étant simplement là. Il y en a tant d’autres. Et je me dis, là sur cette mer, nous menant d’îles en îles, qu’en bordée avec Florence Arthaud nous aurions eu des choses à nous dire.
Et les vivants? Qui aujourd’hui aimerais je rencontrer? La liste devient plus difficile à établir. Présomptueux de ma part peut être, et pas très réjouissant. En même temps, j’en ai tout de même croisé quelques uns depuis que je traîne ma carcasse avec mes questions en bandoulière!
Il y a ceux auxquels on pense, immédiatement, et qui ne sont pas de simples images sur papier glacé à qui on donne une importance affligeante.
Simone Veil par exemple, Jacques Perrin aussi, pour des raisons tellement différentes. L’expérience, la sagesse, le recul, la volonté, la créativité, la gentillesse, le sourire. Qui d’autre? Des gens qui ont une histoire, aiment la partager. Des blessures qui les ont construits, et leur ont donné une envie de vivre inimaginable pour ceux qui n’ont rien affronté.
Michel Legrand tiens, voilà un autre sacré personnage, je ne me suis certainement jamais remise d’Un été 42 et des « Moulins de mon cœur« ! Avec Nathalie Dessay ma foi, je les imagine côte à côte lui au piano elle son sourire dans la voix.
Je cherche encore quand une proposition bien plus terre à terre fuse: et si on allait nager, au dessus des abysses, attachés derrière le bateau ?
Allez, tout le monde à l’eau mais à tour de rôle, sécurité oblige. Cette nuit il y aura peut être du vent si c’est le cas, nos yeux s’ouvriront enfin demain, après demain, le jour suivant, sur les îles Salomon aux Chagos?
Ca vous dit un petit mois là bas ?
(*) Novice en mer, à terre, Sopbie Nastia Boudet est une journaliste expérimentée (NDLR).
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