« Histoire de la violence » d’Édouard Louis: il n’y a pas un problème de titre, là? Ou d’articles? Un flingue et un viol, c’est pas tout à fait suffisant pour réécrire Foucault, quand même.
J’avais vraiment bien aimé En finir avec Eddy Bellegueule – même si, à la réflexion, c’était clairement une réécriture « autorisée » de Retour à Reims de son ami Didier Eribon – donc j’attendais avec impatience son second roman, ou plutôt sa seconde autofiction. Ou plutôt sa seconde confidence autobiographique, dans la lignée par exemple d’Ô vous frère humains d’Albert Cohen, puisque l’expérience traumatique qu’il raconte a réellement eu lieu, et c’est d’ailleurs tout l’intérêt du livre de réfléchir aux différents sens qu’on peut donner à cette violence brute: un viol.
Cette Histoire de la violence est paradoxalement assez plaisante à lire, en tous cas bien menée: en un week-end, c’est bouclé. Elle met en place une forme de polyphonie qui confronte la version de sa sœur, les réactions de « Didier et Geoffroy » qui semblent former une unique individualité, celles des policiers et du personnel médical, et tout ça pour montrer que le héros est finalement persécuté par tous ces seconds rôles plus encore que par le beau Reda, qui est décrit comme un fantoche irresponsable et complètement paumé. Comme dans le syndrome de Stockholm, la victime s’attache à son violeur, et essaye de comprendre comment la société a pu le conduire à cette nuit d’égarement.
Finalement, on referme le livre avec l’impression que la plus grande violence est celle des flics racistes ou de la médecin des urgences qui « fait des solitaires sur son ordinateur » (sic) au lieu de le recevoir – et on aimerait bien expliquer à Édouard Louis que les médecins, comme les profs de fac, ont autre chose à faire sur leurs ordinateurs que des solitaires, par exemple terminer toutes les charges administratives dont ils doivent s’occuper jusqu’à plus soif, en plus des patients qu’ils reçoivent pendant les 24 heures consécutives de leurs gardes. Passons.
D’un point de vue littéraire, ce dispositif énonciatif et dialogique est le point fort du livre: quand il entend sa sœur raconter son histoire, le narrateur souligne en italiques les inexactitudes ou les inventions, et creuse la distance entre l’enfant qu’il était et celui qu’il est devenu, comme pour ne pas en finir avec Eddy Bellegueule. Ceci dit, le narrateur ne propose pas réellement une autre version de l’histoire, et se contente de corriger quelques menus détails, ce qui laisse un sentiment d’insatisfaction: s’il voulait montrer que toute histoire est une question de point de vue, de subjectivité, d’interprétation, ce qui est un lieu commun depuis l’École des Annales, ce n’est finalement pas l’impression qui ressort de son texte.
Et après la lecture, je me dis que le titre, ce pompeux « Histoire de la violence » qui est, d’après l’auteur, censé rappeler Histoire de la sexualité ou Histoire de la folie de Foucault, est quand même une incroyable imposture – un sidérant foutage de gueule.
Édouard Louis ne déploie pas une pensée, ni même une histoire, comme Foucault, mais simplement une expérience, ce qui est loin d’être pareil et il ne suffit pas de citer « Didier et Geoffroy » toutes les trois pages – Didier Eribon et Geoffroy de Lagasnerie – pour s’assurer une filiation. Alors que Foucault propose une véritable archéologie de nos structures sociales et mentales, à travers de vastes panoramas qui embrassent toutes les disciplines intellectuelles, Édouard Louis se concentre sur sa petite micro-histoire à lui, un point c’est tout. Il ne nous propose finalement ni version alternative, ni réelle explication au comportement de Reda, si ce n’est la haine de son désir homosexuel que n’assume pas le jeune kabyle.
Ça n’est absolument pas une histoire de LA violence, c’est l’histoire d’UNE violence, qui conserve finalement son caractère inexplicable. Édouard Louis ne la rend pas intelligible, comme Foucault avec la folie ou la sexualité, il la ressasse jusqu’à ce que l’écœurement se substitue à tout désir de comprendre.
Et finalement, celui qui se réclame depuis toujours d’Annie Ernaux fait exactement le contraire de l’auteur de La Place: on dirait qu’il écrit pour nous prouver qu’il a conquis une place, et même une caste, celle de « Didier et Geoffroy« , et que l’appartenance à cette petite société d’élus suffit à justifier une filiation avec Foucault. Un peu gonflé, comme tour de passe-passe.
C’est dommage, j’avais toujours trouvé qu’Édouard Louis avait l’air sincère et intelligent à la télé, et très touchant. Mais ce livre, ou plutôt ce titre, c’est juste de la malhonnêteté intellectuelle. Ou beaucoup d’orgueil.
A suivre.
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