« Nous croyons savoir exactement ce que sont les choses et ce que pensent les gens, pour la simple raison que nous ne nous en soucions pas. Mais dès que nous avons le désir de savoir, comme a le jaloux, alors c’est un vertigineux kaléidoscope où nous ne distinguons plus rien. » (Marcel Proust, Albertine disparue)
Il y a environ un mois que j’ai commencé à rédiger mon premier chapitre, et les trente pages que j’ai écrites sont comme un kaléidoscope – cet instrument d’optique dont Proust parle souvent – que la moindre secousse vient reconfigurer. D’un jour à l’autre, des blocs entiers de ce chapitre sont déplacés, sous la pression de nouveaux développements qui s’imposent à chaque relecture.
Parce que dès que j’écris un mot, même le plus simple – « roman« , « narrateur« , « récit d’enfance« , « autofiction« , « moi » – c’est comme si une grenade que j’avais réussi à contourner jusqu’à présent venait m’éclater à la figure et me laisser à moitié paralysée.
Parce que dès que j’écris un mot, même le plus simple – « roman« , « narrateur« , « récit d’enfance« , « autofiction« , « moi » – c’est comme si une grenade que j’avais réussi à contourner jusqu’à présent venait m’éclater à la figure et me laisser à moitié paralysée.
- Je parle de roman, mais de quel roman s’agit-il au fond? De formation, d’initiation, personnel, autobiographique, philosophique?
- Où est-ce que Genette précise la différence entre narrateur homodiégétique et hétérodiégétique déjà? Et le narrateur chez Proust, il est autodiégétique ou homodiégétique ?
- Zut, est-ce que je dois écrire trois pages sur le récit d’enfance? Est-ce que c’est un genre en soi d’ailleurs le récit d’enfance ? Et est-ce qu’on peut vraiment parler de récit dans « Combray »?
- Oh la la je n’ai presque rien lu sur l’autofiction ni la critique psychanalytique chez Proust… Mais est-ce que j’ai vraiment le temps de lire Doubrovsky maintenant?
En somme, ma thèse, c’est les poupées et les montagnes russes en même temps, mais c’est comme si j’avais commencé par les plus petites et qu’après avoir consacré des mois à des détails, je me retrouvais confrontée à d’énormes massifs qui divisent la critique. Parce qu’à chaque ligne, ça n’est pas seulement sur Proust que je m’interroge, mais sur la théorie littéraire, les sciences humaines, l’homme…
Alors mes trente pages me font l’effet d’être des nymphéas fragiles et tremblotants, que j’essaye de ciseler comme des œuvres d’art, mais qui recouvrent un abîme que je commence simplement à sonder. Un peu comme dans « Combray« , ces jardins de nénuphars que le héros admire sur les étangs de la Vivonne, qui se colorent de teintes variées selon les heures du jour, et qui sont le « parterre céleste » d’eaux vertes et boueuses, peut-être sans fond.
Du coup, mes émotions aussi font le grand huit, comme si j’étais moi-même le kaléidoscope qu’on secoue en tous sens. J’ai envie de pleurer presque tous les jours, mais il suffit parfois que je relise deux pages pour retrouver le courage de travailler jusqu’au dîner.
Au fond, je me sens comme Berléand dans Dix pour cent, qui serait tombé dans la piscine alors qu’il ne sait pas nager.
Sauf que moi, je n’ai pas vraiment d’agent pour m’empêcher de couler.
A suivre.
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