« À partir d’un certain âge, et même si des évolutions différentes s’accomplissent en nous, plus on devient soi, plus les traits familiaux s’accentuent. Car la nature, tout en continuant harmonieusement le dessin de sa tapisserie, interrompt la monotonie de la composition grâce à la variété des figures intercalées. » (Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe)
La vie de couple et les vacances, c’est sans doute les révélateurs les plus sûrs de nos hérédités, qu’elles soient inconscientes ou fièrement assumées face à notre conjoint dont nous blâmons intérieurement les atavismes. À la fin de l’adolescence, on se croit encore libre, puis on ouvre les yeux sur les personnes qui nous entourent et dont les traits héréditaires nous sautent progressivement aux yeux, et enfin c’est sur soi qu’on perd toute illusion. Comme le dit Proust dans La Prisonnière: « Nous devons recevoir, dès une certaine heure, tous nos parents arrivés de si loin et assemblés autour de nous.«
En général, on prend d’abord conscience des ressemblances physiques avec notre entourage – difficile d’échapper aux exclamations toujours étrangement enthousiastes du type: « C’est fou ce que tu ressembles à ton père, ta grand-mère, tata Fifi et compagnie. » Dans Du Côté de chez Swann, il y a des belles pages où Proust décrit Gilberte, son amour de jeunesse, comme un parfait mélange à la fois de son père (Swann) et de sa mère (Odette), comme si « le sculpteur invisible qui travaille de son ciseau pour plusieurs générations » avait eu à relever le défi de créer une nouvelle variété d’Odette avec la peau rousse de son père.
Mais le héros remarque que la nature fait parfois mal les choses : il arrive qu’un enfant hérite de la beauté d’un de ses parents et de la mesquinerie d’un autre, alors que son frère ou sa sœur cache de superbes qualités morales derrière une apparence moins attrayante. Comme le disait Rabelais, « l’habit ne fait pas la moine et tel est vêtu d’habit monacal qui au-dedans n’est rien moins que moine. » Ne nous fions pas aux apparences.
Heureusement ou malheureusement, il est des hérédités plus profondes qui se révèlent avec le temps. Ça commence avec des gestes anodins: par exemple chez les Cottard, remuer les épaules en se frottant les mains est « un trait presque zoologique de la satisfaction » qui se transmet de génération en génération. Ça continue avec des habitudes ou des goûts qui s’accentuent parfois de père en fils, comme l’obsession paternelle de consulter le baromètre qui transforme Marcel en « véritable baromètre vivant« , ultra-sensible aux moindres variations météorologiques, même quand il est encore lové au fond de son lit. Et de manière plus déterminante encore, les identités se dessinent sourdement, comme l’homosexualité qui, chez Proust, se transmet non pas de père en fils mais d’oncle en neveu, quand bien même l’un et l’autre ignorent encore les vrais penchants de son parent.
Il faut donc parfois une vie – ou un roman – pour que l’hérédité apparaisse au grand jour car comme l’écrit Proust: « personne ne sait tout d’abord qu’il est inverti, ou poète, ou snob, ou méchant. » En chacun de nous se disputent à la fois nos hérédités et une force individuelle qui « utilise, dénature, dans une perpétuelle prostitution, les legs les plus respectables, parfois les plus saints, quelquefois seulement les plus innocents du passé« . La vieille tante pieuse dont nous avons reçu en partage l’obstination bornée serait sans doute complètement sidérée de nous entendre défendre bec et ongles le mariage pour tous avec les mêmes intonations qui barbaient tous les siens.
Alors quand je me réveille le matin pour travailler ma thèse, assez contente au fond de ma vie qui pourrait le disputer à une horloge en termes de régularité, je me demande quel-le aïeul-e, « transmigrée en moi, despotique » comme la tante Léonie qui revit en Marcel dans La Prisonnière, agit en moi comme un ressort incroyablement résistant. Y avait-il un robot chez mes lointains ancêtres? Un moine ou une religieuse défroqué-e qui se complut longtemps dans la méditation et l’approfondissement des idées les plus pures avant de tout plaquer pour épouser un autre de mes aïeux? J’aimerais bien retrouver « les délicates et mystérieuses incrustations du pouvoir génésique » que Proust compare aux dessins d’une feuille où l’on retrouve la généalogie des forces qui agissent en nous.
Pour le moment, je ne suis pas si sûre des traits que m’ont transmis mes proches parents, à part le goût de la littérature dans le cas de mon père (mais c’est sans doute acquis plutôt qu’inné) et l’obsession toute sportive de ne rien lâcher dans le cas de ma mère, utile aussi en deuxième année de thèse. Comme le remarque Proust, la tapisserie des hérédités est toutefois compliquée par les figures intercalées que la vie insère à sa composition, le couple et les amis entre autres. Nous sommes tous des énigmes que la vie révèle progressivement à ceux qui nous entourent puis à nos propres yeux qui préfèreraient parfois rester fermés: comment aurais-je pu croire, il y a dix ans, que je me plairais à faire une thèse?
En général, on prend d’abord conscience des ressemblances physiques avec notre entourage – difficile d’échapper aux exclamations toujours étrangement enthousiastes du type: « C’est fou ce que tu ressembles à ton père, ta grand-mère, tata Fifi et compagnie. » Dans Du Côté de chez Swann, il y a des belles pages où Proust décrit Gilberte, son amour de jeunesse, comme un parfait mélange à la fois de son père (Swann) et de sa mère (Odette), comme si « le sculpteur invisible qui travaille de son ciseau pour plusieurs générations » avait eu à relever le défi de créer une nouvelle variété d’Odette avec la peau rousse de son père.
Mais le héros remarque que la nature fait parfois mal les choses : il arrive qu’un enfant hérite de la beauté d’un de ses parents et de la mesquinerie d’un autre, alors que son frère ou sa sœur cache de superbes qualités morales derrière une apparence moins attrayante. Comme le disait Rabelais, « l’habit ne fait pas la moine et tel est vêtu d’habit monacal qui au-dedans n’est rien moins que moine. » Ne nous fions pas aux apparences.
Heureusement ou malheureusement, il est des hérédités plus profondes qui se révèlent avec le temps. Ça commence avec des gestes anodins: par exemple chez les Cottard, remuer les épaules en se frottant les mains est « un trait presque zoologique de la satisfaction » qui se transmet de génération en génération. Ça continue avec des habitudes ou des goûts qui s’accentuent parfois de père en fils, comme l’obsession paternelle de consulter le baromètre qui transforme Marcel en « véritable baromètre vivant« , ultra-sensible aux moindres variations météorologiques, même quand il est encore lové au fond de son lit. Et de manière plus déterminante encore, les identités se dessinent sourdement, comme l’homosexualité qui, chez Proust, se transmet non pas de père en fils mais d’oncle en neveu, quand bien même l’un et l’autre ignorent encore les vrais penchants de son parent.
Il faut donc parfois une vie – ou un roman – pour que l’hérédité apparaisse au grand jour car comme l’écrit Proust: « personne ne sait tout d’abord qu’il est inverti, ou poète, ou snob, ou méchant. » En chacun de nous se disputent à la fois nos hérédités et une force individuelle qui « utilise, dénature, dans une perpétuelle prostitution, les legs les plus respectables, parfois les plus saints, quelquefois seulement les plus innocents du passé« . La vieille tante pieuse dont nous avons reçu en partage l’obstination bornée serait sans doute complètement sidérée de nous entendre défendre bec et ongles le mariage pour tous avec les mêmes intonations qui barbaient tous les siens.
Alors quand je me réveille le matin pour travailler ma thèse, assez contente au fond de ma vie qui pourrait le disputer à une horloge en termes de régularité, je me demande quel-le aïeul-e, « transmigrée en moi, despotique » comme la tante Léonie qui revit en Marcel dans La Prisonnière, agit en moi comme un ressort incroyablement résistant. Y avait-il un robot chez mes lointains ancêtres? Un moine ou une religieuse défroqué-e qui se complut longtemps dans la méditation et l’approfondissement des idées les plus pures avant de tout plaquer pour épouser un autre de mes aïeux? J’aimerais bien retrouver « les délicates et mystérieuses incrustations du pouvoir génésique » que Proust compare aux dessins d’une feuille où l’on retrouve la généalogie des forces qui agissent en nous.
Pour le moment, je ne suis pas si sûre des traits que m’ont transmis mes proches parents, à part le goût de la littérature dans le cas de mon père (mais c’est sans doute acquis plutôt qu’inné) et l’obsession toute sportive de ne rien lâcher dans le cas de ma mère, utile aussi en deuxième année de thèse. Comme le remarque Proust, la tapisserie des hérédités est toutefois compliquée par les figures intercalées que la vie insère à sa composition, le couple et les amis entre autres. Nous sommes tous des énigmes que la vie révèle progressivement à ceux qui nous entourent puis à nos propres yeux qui préfèreraient parfois rester fermés: comment aurais-je pu croire, il y a dix ans, que je me plairais à faire une thèse?
A suivre.
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