Quand j’ai écrit qu’il n’y a pas de mariage heureux pour Proust, j’aurais pu préciser qu’il n’y a pas non plus d’amour heureux – mais je n’adhère pas à cette maxime car j’ai beau faire une thèse sur la Recherche, Proust n’est pas mon gourou.
Dans Sodome et Gomorrhe, le narrateur écrit que l’amour est un « sentiment qui (quelle qu’en soit la cause) est toujours erroné« , ce qui rappelle l’Éthique où Spinoza écrivait déjà que l’amour, c’est faire d’un autre « plus de cas qu’il n’est juste« , de même que l’orgueil, c’est faire de soi-même, par amour, plus de cas qu’il n’est juste. L’Éthique, c’est l’un des seuls souvenirs de philo que j’ai encore plus ou moins en tête, parce que pour une fois, je comprenais tout très bien: chaque être tend à persévérer dans son être et recherche pour cela les passions joyeuses qui augmentent sa puissance d’agir, etc, etc. Il faudra que je vérifie si Proust avait lu Spinoza, il y a sans doute eu des articles ou des bouquins là-dessus.
Dans le cas de l’amour, le héros de la Recherche remarque que sa passion pour Albertine, comme celle de Charlus pour Morel, n’a pas pour cause les qualités objectives de l’être aimé mais se trouve en lui-même, donc il suffit que les années le changent un peu pour que sa passion se dissipe comme un joli mirage. Et comme, pour Proust, notre personnalité est composée d’une multiplicité de Moi qui se succèdent dans le temps et dans l’espace, celui qui aime ne pourra pas aimer toujours et finira forcément par guérir des passions les plus folles. En bref, le temps est son allié.
Pour moi, l’idée que notre personnalité évolue dans le temps est évidemment implacable, mais je me suis toujours dit qu’on pouvait retourner l’argument: puisque plusieurs Moi se succèdent dans le temps, chez moi comme chez celui que j’aime, c’est comme si notre couple était successivement formé de plusieurs moi « au carré« , de plusieurs couples très différents, et comme si on vivait plusieurs histoires d’amour avec la même personne. Après, il faut évidemment que les Moi qui se succèdent chez celui ou celle qu’on aime continuent à tomber amoureux du Moi qu’on devient, ce qui n’est pas forcément gagné. Et dans ce cas-là, le temps n’est pas forcément notre allié.
Un autre problème dans la Recherche – en plus de cette schizophrénie des Moi qui prolifèrent dans le temps – c’est que celui qui aime est généralement complètement bipolaire. C’est ce que Proust appelle « ce rythme binaire qu’adopte l’amour chez tous ceux qui doutent trop d’eux-mêmes pour croire qu’une femme puisse jamais les aimer, et aussi qu’eux-mêmes puissent l’aimer véritablement. » En gros, quand on doute trop de soi, on doute aussi de ceux qu’on aime. Et pour revenir à Spinoza, il faudrait peut-être faire de soi plus de cas qu’il n’est juste pour pouvoir faire d’autrui plus de cas qu’il n’est juste.
Dernier problème (pour aujourd’hui) que souligne la Recherche: le narrateur remarque qu’il y a des êtres comme Charlus pour qui l’amour ne peut être partagé, car ils recherchent des hommes qui aiment les femmes et qui ne peuvent donc répondre à leur amour… à moins qu’une coïncidence extraordinaire, au début de Sodome et Gomorrhe, n’opère le miracle d’une rencontre entre un Charlus vieillissant et un délicieux giletier, comme entre le bourdon trop longtemps esseulé et la fleur hermaphrodite qui arque coquettement ses étamines vers l’insecte dont elle attendait désespérément le pollen.
En somme, chez Proust comme dans la vie, l’amour n’est qu’une question de chance et de kairos, le « moment opportun« : il faut savoir cueillir la rose au bon moment, et s’enivrer de l’odeur du bouquet aussi longtemps qu’on peut.
Dans le cas de l’amour, le héros de la Recherche remarque que sa passion pour Albertine, comme celle de Charlus pour Morel, n’a pas pour cause les qualités objectives de l’être aimé mais se trouve en lui-même, donc il suffit que les années le changent un peu pour que sa passion se dissipe comme un joli mirage. Et comme, pour Proust, notre personnalité est composée d’une multiplicité de Moi qui se succèdent dans le temps et dans l’espace, celui qui aime ne pourra pas aimer toujours et finira forcément par guérir des passions les plus folles. En bref, le temps est son allié.
Pour moi, l’idée que notre personnalité évolue dans le temps est évidemment implacable, mais je me suis toujours dit qu’on pouvait retourner l’argument: puisque plusieurs Moi se succèdent dans le temps, chez moi comme chez celui que j’aime, c’est comme si notre couple était successivement formé de plusieurs moi « au carré« , de plusieurs couples très différents, et comme si on vivait plusieurs histoires d’amour avec la même personne. Après, il faut évidemment que les Moi qui se succèdent chez celui ou celle qu’on aime continuent à tomber amoureux du Moi qu’on devient, ce qui n’est pas forcément gagné. Et dans ce cas-là, le temps n’est pas forcément notre allié.
Un autre problème dans la Recherche – en plus de cette schizophrénie des Moi qui prolifèrent dans le temps – c’est que celui qui aime est généralement complètement bipolaire. C’est ce que Proust appelle « ce rythme binaire qu’adopte l’amour chez tous ceux qui doutent trop d’eux-mêmes pour croire qu’une femme puisse jamais les aimer, et aussi qu’eux-mêmes puissent l’aimer véritablement. » En gros, quand on doute trop de soi, on doute aussi de ceux qu’on aime. Et pour revenir à Spinoza, il faudrait peut-être faire de soi plus de cas qu’il n’est juste pour pouvoir faire d’autrui plus de cas qu’il n’est juste.
Dernier problème (pour aujourd’hui) que souligne la Recherche: le narrateur remarque qu’il y a des êtres comme Charlus pour qui l’amour ne peut être partagé, car ils recherchent des hommes qui aiment les femmes et qui ne peuvent donc répondre à leur amour… à moins qu’une coïncidence extraordinaire, au début de Sodome et Gomorrhe, n’opère le miracle d’une rencontre entre un Charlus vieillissant et un délicieux giletier, comme entre le bourdon trop longtemps esseulé et la fleur hermaphrodite qui arque coquettement ses étamines vers l’insecte dont elle attendait désespérément le pollen.
En somme, chez Proust comme dans la vie, l’amour n’est qu’une question de chance et de kairos, le « moment opportun« : il faut savoir cueillir la rose au bon moment, et s’enivrer de l’odeur du bouquet aussi longtemps qu’on peut.
A suivre.
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