Un musicien, c’est quelqu’un qui a toujours de la musique en tête. Toujours!
Parfois cette écoute intérieure peut mettre sa santé mentale en péril, mais de toute façon, il ne peut pas s’en empêcher. Le musicien n’a pas besoin de baladeur ni de casque.
Tenez, une nuit de 1960, quelque part entre Chicago et New-York…

La vie des musiciens, c’est d’abord et surtout de la route, beaucoup de route, et de la nuit, énormément de nuit.
La route et la nuit… Combien de morceaux ont été composés dans l’habitacle d’une voiture qui file et dévore les kilomètres sous les étoiles. Les musiciens se croisent, se rencontrent et se séparent au gré des contrats qu’ils ont décrochés, des scènes qu’ils ont fréquentées, hier comme aujourd’hui, mais plus encore hier. Sur les sièges d’une voiture de musiciens, on rit, on pionce, on s’échange des bons plans, et on dort aussi. Peu. Comme on peut, quand on peut. 
Cette nuit de 1960, un festival marathon dans la banlieue de Chicago – où durant 48 heures, le nombre de génies au kilomètre carré a fortement augmenté jusqu’au déraisonnable – touche à sa fin. Jugez vous-même de la folie du programme dans cette époque folle de musique. Dans les backstages se croisent s’ignorent ou s’embrassent, Monk, Mingus, Coltrane, Rollins, Shepp, Tatum, Ellington… et quelques autres monstres. Juste irréel, vu de notre vingtième siècle, mais c’etait ainsi. Ce sont les musiciens vivant et créant à cette époque bénie du jazz. La suite de l’histoire me fût contée il y a longtemps par Archie Shepp, qui était à l’époque (Il avait 30 ans) un jeune rebelle, furieux et conscient du panorama jazzistique de ces années bebop et des luttes de la communauté afro-américaine de ces années racistes. Immense artiste, implacable militant, belle personne. Hier comme aujourd’hui.

L’heure du départ. 

Les derniers concerts occupent encore la scène, derniers rappels, les techniciens bâillent, il est plus de minuit, les road-managers font les valises de leurs artistes; les enveloppes de cash passent d’une main à l’autre; dans une heure le public sera reparti après avoir entendu ce qui se fait de plus novateur et puissant dans le monde en effervescence du jazz de ces années soixante. Certains musiciens, affalés dans les sofas des coulisses, aimeraient bien traîner jusqu’au petit matin, tandis que d’autres commencent à calculer combien il va leur falloir d’heures de route avant d’arriver, épuisés, au prochain festival qui les attend. Parmi ces « pressés » quatre le sont plus que d’autres. Rollins, Coltrane, Mingus et Shepp, jouent demain, chacun leur tour, dans un autre méga-festival, situé lui dans la grande banlieue de New-York. La distance à parcourir se calcule vite dans les têtes, et fait aussitôt peur. 1276 kilomètres, soit quatorze ou quinze heures de bagnole. À cette heure de la nuit, pas de train, bien sûr, ni d’avion. Autre époque. Reste à s’arranger sur l’asphalte. 
Les routes du jazz

Deux camionnettes au confort spartiate pour les discrets sidemen. Quant aux leaders, parce qu’il faut s’arranger sans blesser les susceptibilités des stars, le festival dégotte une grosse voiture avec chauffeur, pour faire la route et amener les artistes à bon port, c’est-à-dire à Newport. À l’avant, monte Mingus et sa carrure de géant, derrière se blottissent l’un contre l’autre, comme ils peuvent, Shepp, Coltrane et Rollins. Cette voiture ressemble au Who’s Who du jazz, la crème de la crème, quatre artistes à la créativité explosive, qui sont en train, chacun de son côté, de changer l’histoire de la musique. Rien de moins.

1200 kilomètres de silence 

Bien avant qu’Archie Shepp me raconte ce voyage inouï, j’ai imaginé les conversations extraordinaires qui avaient dû se dérouler durant les quinze heures coincés dans l’habitacle. Rêver pour rien, mais rêver quand même que ce moment hors de la banalité de la vie avait été enregistré. Qu’ont bien pu se dire Rollins et Mingus, les deux astronautes stratosphériques du jazz moderne, qu’a bien pu balancer Coltrane du haut de son trône au jeune Shepp, pressé d’en découdre? Si l’on avait su la teneur de leurs échanges entre Chicago et New-York… Si on avait pu être une petite souris… Entendre. Se sont-ils bien entendus ?
Alors j’ai demandé, sur la pointe des pieds, à Shepp de me raconter puisqu’il était de ce moment d’Histoire. 
 » – Tu peux me raconter Archie? Please… de quoi avez-vous parlé ?
Mais mon enthousiasme d’amoureux du jazz a, je m’en souviens, beaucoup amusé Shepp. Petite grimace de sorcier africain, sourire de sage, et il m’a affranchi. Quoique…
Ils n’ont rien dit du tout. Tout le voyage sans un mot, chacun dans son coin, silencieux, ailleurs. Et puis on est arrivé, et on s’est séparé. C’est tout.
Moi, dans le rôle de la souris, Shepp dans celui du chat. C’est ça. 
Mais comment est-ce possible… allons… Ils avaient tous tant à se dire… Comment est-ce possible… Ce silence… Ils étaient fâchés?
Non, pas du tout.
– Mais alors pourquoi ce mutisme durant quinze heures de route?
– Faut comprendre, Michel. Chacun avait tant de musique dans sa tête… tant d’accords, de sons et de notes, tant d’inventions en train de se faire, qu’ils ne pouvaient pas se parler. Ils étaient occupés, c’est tout. Dans leur musique, en plein combat, en pleine rêverie. Ils étaient complètement seuls et « incommuniqués », même dans une voiture surchargée de génies. La musique dans la tête, ça peut pas se débrancher à volonté. » 

Et ce petit cadeau en guise de conclusion…Archie Shepp sur le plateau Des mots de minuit

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