« Songeons seulement aux choquants disparates que nous présenterait, si nous ne tenions pas compte du temps à venir et des changements qu’il amène, tel horoscope de notre propre âge mûr tiré devant nous durant notre adolescence. » (Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs)
Tous les matins de 8h à 13h, je corrige des copies pour le concours d’entrée d’une école de commerce. L’épreuve consiste en une synthèse de documents donc, pour chaque copie, je dois compter le nombre de mots et de fautes d’orthographe, avant de remplir un petit tableau qui indique les éventuelles pénalités du candidat (s’il a dépassé le nombre de mots autorisés et les trois fautes d’orthographe tolérées), et qui détaille sa note d’après un barème bien précis (introduction sur 2, problématique sur 3 etc…), histoire de limiter les trop grands écarts de notations entre les correcteurs. Selon le niveau de la copie, il me faut entre 8 et 12 minutes, ce qui me permet de corriger environ cinq copies par heure. Comme j’ai 200 copies, ça me prendra donc 9 matinées, le tout pour 1000 euros puisque je suis payée cinq euros la copie. D’ailleurs, c’est ma principale motivation (en plus de la toute petite perspective de glisser un orteil dans une école de commerce): m’offrir des vacances agréables en juillet, avant de rédiger ma thèse en août.
Les copies ne sont globalement pas très bonnes mais il y a toujours quelques perles qui sauvent ma matinée: « On ne naît pas femme, on le devient, comme disait le bon Rabelais« , « Dans la Bible, c’est toujours la femme qui tient la pomme d’Adam » ou « Les femmes savantes n’ont jamais eu le vent en poupe« .
Comme c’est vraiment du travail à la chaîne, je passe à ma thèse l’après-midi pour ne pas devenir folle. Je commence à être assez contente de mon plan détaillé, que je devrais envoyer à ma directrice la semaine prochaine, dès qu’il sera finalisé. Et le soir je vais courir le long de la Loire avec ma sœur, avant de me légumer devant la télé pour ne pas penser aux copies du lendemain matin.
Parce que quand je compte les mots de la quinzième copie de la matinée, avant d’entourer soigneusement toutes les fautes d’orthographe, je me dis qu’adolescente, jamais je ne me serais imaginée en thèse dix ans plus tard. J’en suis plutôt contente, mais ça me confirme que Proust a bien raison de dire qu’on serait souvent ahuri ou hilare si on nous tirait l’horoscope pour une fois véridique de notre âge mûr.
Parce qu’à quinze ans, je voulais être médecin ou femme d’affaires, mais j’aurais écarquillé les yeux ou éclaté de rire si on m’avait parlé d’une thèse de littérature. Comme quoi, Marcel a bien raison:
« Nous travaillons à tout moment à donner sa forme à notre vie, mais en copiant malgré nous comme un dessin les traits de la personne que nous sommes et non de celle qu’il nous serait agréable d’être.«
Tous les vendredis, Le journal d’une thésarde, voir l’intégrale.
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