Lettres ou ne pas être #42: intertextualité et marcottage
« Le plagiat humain auquel il est le plus difficile d’échapper, pour les individus (et même pour les peuples qui persévèrent dans leurs fautes et vont les aggravant), c’est le plagiat de soi-même. » (Marcel Proust – Albertine disparue)
Et puis au fil des séances, j’ai rencontré quelques chercheurs vraiment sympas, et au bout d’un an et demi, je me sens chez moi dans des séminaires qui épouvanteraient tout étudiant sain d’esprit, même si je suis encore loin de maîtriser les outils théoriques et techniques qui caractérisent aujourd’hui le bon chercheur sur Proust.
À la Sorbonne, j’assiste à la communication d’un jeune docteur qui vient de finir une thèse brillante sur Proust. Il commence par présenter tout un panorama des différentes théories sur l’intertextualité, qui fut le fer de lance de la critique textualiste, et qui consiste à chercher dans un texte A la présence d’un texte B. Par exemple chez La Fontaine, on trouve une réécriture d’Esope. De Julia Kristeva à Antoine Compagnon, sans oublier Michaël Riffaterre, ce jeune docteur déploie toutes les nuances de la notion en deux temps trois mouvements.
Première piqûre de rappel, je réalise que je ferais bien de continuer à relire quelques classiques de critique littéraire.
Il propose une explication d’un extrait d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, et appuie toutes ses hypothèses par des références aux brouillons du passage en question qu’il a trouvés sur Gallica. Moi quand je vais sur Gallica, je sais afficher les pages des différents cahiers, carnets et placards de Proust, mais tout le problème demeure : où trouver dans cette masse de documents LE passage que j’étudie dans sa version définitive?
Deuxième piqûre de rappel : il faut que je me mette à la page technique et génétique pour essayer de comprendre comment me repérer parmi les milliers de manuscrits disponibles en ligne. Au cas où certains confondraient encore la génétique avec des recherches en biologie, la génétique en littérature consiste à étudier les différentes étapes de la création d’un texte, des premiers brouillons jusqu’au texte édité.
Et toujours pour étayer ses remarques sur l’intertextualité, il cite un concept proposé par Barthes dans un article du Magazine littéraire intitulé Ça prend : le marcottage. En botanique, le marcottage désigne le phénomène par lequel une tige, après avoir poussé, se met à ployer et entre de nouveau sous terre pour repousser un peu plus loin comme s’il s’agissait d’une nouvelle plante. En littérature, le marcottage permet de comprendre l’influence inconsciente, souterraine, qu’un auteur peut exercer sur un autre écrivain : on ne peut alors pas parler de simple coïncidence dans la reprise des motifs du premier écrivain, mais de réappropriation productive et créative.
Troisième piqûre et sueurs froides : la recherche consiste effectivement à inventer de nouveaux concepts, et si je veux écrire une thèse intéressante, il serait temps que je m’y mette.
Le soir, je pleurniche auprès de mon copain en lui parlant du marcottage et des milliers de brouillons illisibles que je n’aurai jamais le temps de lire. Sur le marcottage, il me redonne plutôt confiance en me faisant remarquer qu’au fond, c’est juste une figure d’analogie et que moi aussi je peux piquer n’importe quel terme technique d’horticulture pour montrer que je sais inventer des concepts. Pas faux.
Et puis je ne sais pas pourquoi, il s’enflamme et il me fait remarquer qu’inventer des concepts, c’est précisément ce qui caractérise un grand intellectuel comme Barthes ou Simone de Beauvoir, et c’est ce qui leur a permis de devenir mondialement connus. Pas faux non plus, mais j’aurais autant préféré qu’il en reste à sa première remarque.
Donc pour l’horticulture, aucun souci, je vais aller me promener plus souvent vers le Jardin des Plantes. Et pour Barthes et Beauvoir, à l’impossible nul n’est tenu.
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