Lettres ou ne pas être #106: Langue étrangère
« La vérité c’est que, comme dit mon beau-frère Palamède, l’on a entre soi et chaque personne le mur d’une langue étrangère. » (Marcel Proust, Du côté de Guermantes)
Les colloques du Collège de France, c’est toujours des grands moments d’illumination et de solitude, où je me sens comme la princesse de Parme…
… face à « cet élément comique, dangereux, excitant, où [elle] se plongeait avec une sorte de crainte, de saisissement et de délices (comme au bord de la mer dans un de ces “bains de vagues” dont les guides baigneurs signalent le péril, tout simplement parce qu’aucun d’eux ne sait nager), d’où elle sortait tonifiée, heureuse, rajeunie, et qu’on appelait l’esprit des Guermantes. »
En un mot, la princesse de Parme, quand elle écoute la duchesse de Guermantes, se sent un peu noyée au milieu d’une langue étrangère dont on ne lui aurait fourni que quelques clés, ou quelques bouées de sauvetage. Elle vibre d’une « admiration à priori » qui la fait trembler de ne pas saisir toutes les subtilités des paradoxes lâchés par la duchesse, et chaque décret d’Oriane la fouette de « surprises incessantes et délicieuses » en lui infligeant « ces chocs successifs et délicieux, cet essoufflant effroi, cette saine fatigue après lesquels elle pensait instinctivement à la nécessité de prendre un bain de pieds dans une cabine et de marcher vite pour «faire la réaction» ».
Langue étrangère
Le métaphysicien qui lui succède lit tout aussi rapidement sa communication, en avalant les mots compliqués et en citant Kant dans le texte, sans juger bon de le traduire (sympa, quand on a fait espagnol en seconde langue). En somme pour moi, c’est ce colloque qui me cause un « choc existentiel réactif » – à ceci près qu’en matière de réel, il correspond à la crème, plutôt qu’à la réalité du monde de la recherche. C’est comme si je retournais à l’école, mais en ayant sauté deux classes, et mon « admiration à priori » pour les illustres intervenants ne résiste pas forcément à l’obscurité de leurs prestations.
Heureusement, quand les littéraires et les historiens succèdent aux métaphysiciens, la langue étrangère me devient un peu plus familière. Et comme la princesse de Parme, qui commande les mêmes fleurs que la duchesse de Guermantes, tente de copier les recettes qu’elle sert à ses convives et de répéter ses bons mots, je me précipite à la librairie pour acheter les bouquins des intervenants dont j’ai réussi à capter quelques idées au vol.
En somme, heureusement que les intervenants écrivent des livres. C’est l’unique dictionnaire, ou la meilleure Méthode Assimil, pour comprendre leur langue étrangère – surtout quand ils sont métaphysiciens.
A suivre.
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