Les coups de poignard dans le dos, « À la recherche du temps perdu » en regorge. Alors d’une maxime à l’autre, on finit par devenir parano… le temps de la lecture.
Pour ceux qui ne le sont pas, la lecture de Proust a comme (unique) inconvénient de pouvoir rendre paranoïaque.
Comme le héros a une certaine tendance à généraliser ses expériences individuelles et malheureuses en lois universelles, le lecteur pourrait être tenté de suivre le chemin inverse: partir des maximes qu’essaime À la recherche du temps perdu, pour essayer de les retrouver dans sa vie. Et là, ça fait peur.
Leçon n°1: ne croyez pas qu’on vous estime quand on est gentil avec vous. Au contraire, des marques de douceur peuvent signaler, et camoufler, la haine la plus farouche.
C’est la leçon que lui donne Françoise, la vieille et fidèle cuisinière de Combray qui, à la mort de tante Léonie, vient travailler dans la famille du héros, à Paris. Quand elle s’assied aux côtés du héros et le regarde avec douceur, il lui semble « que son visage devenait transparent et qu’[il] apercevai[t] en elle la bonté et la franchise ». Mais quand il déménage, le héros apprend par Jupien que Françoise répète à qui veut l’entendre que le héros « ne valai[t] pas la corde pour [le] pendre et qu’[il] avait cherché à lui faire tout le mal possible« . Il comprend alors avec épouvante que la réalité est comme un ensemble de clichés photographiques qui ne coïncident jamais avec les projections commodes et fantasmatiques qu’on s’en était forgées:
« Et ainsi ce fut elle qui la première me donna l’idée qu’une personne n’est pas, comme j’avais cru, claire et immobile devant nous avec ses qualités, ses défauts, ses projets, ses intentions à notre égard […] mais est une ombre où nous ne pouvons jamais pénétrer, pour laquelle il n’existe pas de connaissance directe, au sujet de quoi nous nous faisons des croyances nombreuses à l’aide de paroles et même d’actions, lesquelles les unes et les autres ne nous donnent que des renseignements insuffisants et d’ailleurs contradictoires, une ombre où nous pouvons tour à tour imaginer avec autant de vraisemblance que brillent la haine et l’amour. » (Marcel Proust, Le Côté de Guermantes).
En un mot, s’imaginer qu’on est aimé ou apprécié est, chez Proust, une croyance aussi hypothétique que soutenir l’existence d’une vie après la mort – ce qui transforme toutes ses relations amoureuses en enfer sur terre.
Leçon n°2 : autant n’en emporte pas toujours le vent, surtout quand on a été ridicule.
Le temps chez Proust, tout le monde le sait, a plus d’une vertu, la principale étant de dévoiler progressivement des vérités sur soi et sur les autres, sur l’histoire et sur l’art. Le temps est donc un révélateur, et non un effaceur: s’il atténue les souffrances de l’amour et du deuil, il ne frappe pas pour autant d’amnésie ceux qui nous ont connus ridicules ou grotesques. C’est ce que réalise le héros, un jour qu’il chante les louanges de M. de Norpois, un ami de son père, à Mme Swann. Cette dernière est pour le moins gênée, et finit par lui confier que ledit Norpois, diplomate de son état, l’a traité de « flatteur à moitié hystérique » devant une illustre tablée, chez la duchesse de Guermantes dont le héros est précisément amoureux.
Et pourquoi ce coup de poignard dans le dos, digne de l’anthologie d’Arthur Anjou? Parce que lorsqu’il était tout jeune encore, le héros avait failli baiser les mains de M. de Norpois, de reconnaissance, quand celui-ci avait accepté de le recommander aux Swann – ce qu’il ne fit du coup jamais. Et le narrateur en déduit que « ayant appris par l’expérience que tel propos important que nous avions souhaité vivement être propagé […] s’est trouvé, souvent à cause de notre désir même, immédiatement mis sous le boisseau, combien à plus forte raison étions-nous éloignés de croire que telle parole minuscule, oubliée de nous-mêmes, voire jamais prononcée par nous et formée en route par l’imparfaite réfraction d’une parole différente, serait transportée, sans que jamais sa marche s’arrêtât, à des distances infinies […] et allât divertir à nos dépens le festin des dieux. » (Marcel Proust, Le Côté de Guermantes).
En somme, les autres oublient ce qu’on aurait souhaité qu’ils gardent longtemps en mémoire, et se souviennent longtemps des petits faits qui peuvent un jour nous discréditer.
Bilan des courses: il ne faut pas sous-estimer la haine des proches qui nous entourent, ni la mémoire que nos amis savent conserver de nos moments de ridicule ou de solitude. Si on ne devient pas parano, avec ça…
A suivre.
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