Cette semaine, il vente. ZoĂ© raconte comment partir faire des courses peut prendre lâallure dâune expĂ©dition punitive (de la mer Ă lâencontre de deux nĂ©ophytes).
La vie des Ăźliens se complique quand la mer nâest pas dâhuile. Dâautant que nous ne sommes pas vraiment des loups de mer⊠Câest ce que cette derniĂšre nous a rappelĂ©, il y a quelques jours, alors que nous Ă©tions sur le continent afin de faire des courses pour la semaine. Une fois par semaine environ, nous prenons notre bateau en direction du continent. Entre autres prĂ©paratifs, la sortie en mer implique dâabord dâatteindre notre bateau, qui est attachĂ© Ă une bouĂ©e situĂ©e Ă quelques dizaines de mĂštres de notre Ăźle. Ce qui nous est possible grĂące Ă un canoĂ«. Une fois sur le bateau, nous y hissons le canoĂ«, pour rĂ©itĂ©rer lâopĂ©ration en sens inverse une fois arrivĂ©s Ă proximitĂ© du continent. En effet, lĂ oĂč nous accostons lorsque nous voulons rejoindre le continent, il nây a pas de port, pas de ponton oĂč « garer » notre bateau quelques heures, lâembarcadĂšre est petit et convoitĂ©, il n’est pas permis de sây attarder. Il y a des corps-morts et nous y attachons notre bateau avant de rejoindre la rive Ă bord du canoĂ«.
Panique Ă bord
Lâaller se dĂ©roule sans heurt, il y a du vent mais la mer nâest pas trop effrayante. Nous faisons nos courses et nous revoilĂ sur la rive. Pendant que je transporte nos cartons de provisions sur lâembarcadĂšre, Robin met le canoĂ« Ă lâeau et sâĂ©lance. Je le regarde, dâabord tranquille, avant de comprendre quâil sâest engagĂ© dans une lutte apparemment douloureuse contre le courant. Le bateau est situĂ© au nord-ouest de lâendroit oĂč Robin a mis le canoĂ« Ă lâeau, il doit donc pagayer contre le vent, qui souffle alors Ă une trentaine de noeuds, autour de 60km/h. Il rame inlassablement mais ne fait pas le poids, son sur-place lâĂ©puise et Ă mesure quâil sâĂ©loigne de la cĂŽte et de la protection relative quâelle offre contre le vent, il est emportĂ© vers lâest, vers le large.
Tout va trĂšs vite, je vois Robin essayer de rejoindre un bateau Ă proximitĂ© du nĂŽtre, dans lâidĂ©e de sây agripper et souffler un peu avant de repartir Ă lâassaut de notre embarcation. Il y parvient presque, il doit ĂȘtre Ă 1m du bord du bateau quand il abandonne, ses bras fatiguent, il renonce Ă cette option et va tenter de revenir vers moi, vers lâembarcadĂšre. Sauf que de gros rochers sĂ©parent lâembarcadĂšre de lâendroit oĂč il se trouve alors. Il lui faut les contourner: sâil fonce dedans, il risque de chavirer, de se blesser et de voir le canoĂ« emportĂ© par le courant. Le problĂšme câest quâil nâa pas le temps de rĂ©flĂ©chir Ă la marche Ă suivre, le courant est vraiment puissant et lâentraĂźne inexorablement vers le large. Je lui fais signe de pagayer vers les rochers: le courant lâentraĂźnant vers lâest, pour parvenir jusquâĂ moi -donc au sud-est par rapport Ă lâendroit oĂč il se trouve- il lui faut pagayer tout droit vers le sud, le courant faisant le reste du travail.
Il crie mon nom, pris de panique Ă lâidĂ©e de chavirer ou de se voir emportĂ© trop loin pour pouvoir rejoindre une quelconque rive. Il ne voit pas que jâobserve sa pĂ©rilleuse progression depuis les rochers. Je crie vers lui, fais de grands gestes mais il nâentend rien, ne voit rien. Nous ne sommes Ă©loignĂ©s que dâune centaine de mĂštres mais le vent hurle et le laisse seul dans la tourmente. Je sens sa peur monter, je mâinquiĂšte moi aussi, voyant ses forces dĂ©cliner, ses yeux sâaffoler. La direction quâil prend me semble mauvaise. Il veut tenter de faire un arc de cercle pour me rejoindre or je crains que le courant ne lâempĂȘche de tourner. Je ne sais pas quoi faire. Il nây a personne alentour, je ne peux que me contenter de regarder Robin sâescrimer Ă retrouver un peu de contrĂŽle sur sa situationâŠ
Il parvient enfin Ă faire le tour des rochers, il se rapproche de moi mais me dit quâil nâa plus de force. Une dizaine de mĂštres nous sĂ©parent, le courant tend Ă lâĂ©loigner, il pagaie mais nâen peux plus, je le vois prĂȘt Ă abandonner. Je ne peux pas aller dans lâeau, nous serions emportĂ©s tous les deux. Jây vais quand mĂȘme un peu, mâavance autant que possible, jusquâĂ la taille, et jâencourage Robin comme si câĂ©tait un athlĂšte approchant la ligne dâarrivĂ©e. Deux coups de pagaies supplĂ©mentaires et jâattrape lâamarre. Je le tire sur le quai.
Ouf!
Un Ă©cheveau de mauvaises options
Robin est sauvĂ© mais nous sommes toujours bloquĂ©s Ă quai. Nous pourrions remonter le canoĂ« Ă pied pour le mettre Ă lâeau Ă lâouest du bateau, le courant nous poussant vers lâest, nous pourrions ainsi atteindre notre bateau plus facilement. Mais il ne faut pas se rater, si on dĂ©passe le bateau, on ne pourra pas faire demi-tour, et Robin est crevĂ©. Une autre option serait dâattendre quâun autre bateau accoste pour nous aider mais lâhiver lâendroit est dĂ©sert. Nous nous rĂ©signons donc Ă prendre la navette, un petit ferry qui fait lâaller-retour entre une Ăźle proche de la nĂŽtre, peuplĂ©e de quelques centaines dâhabitants, et le continent.
Nous montons notre canoĂ« et nos courses dans le ferry mais doutons bientĂŽt de la pertinence de notre choix. Pour rejoindre notre Ăźle depuis lâĂźle sur laquelle nous accostons avec la navette, il faut transporter notre canoĂ« Ă travers toute lâĂźle pour atteindre lâendroit oĂč les deux Ăźles sont les plus proches. On ne peut pas partir directement en canoĂ« de lâendroit oĂč le ferry nous a laissĂ©, le vent est trop fort et par ici il y a des rĂ©cifs partout, câest trop dangereux. Notre canoĂ« est lourd et la prise en main peu ergonomique⊠Puis nous rĂ©alisons que le lendemain il nous faudra faire la route inverse, Ă©galement chargĂ©s, pour aller rĂ©cupĂ©rer notre bateau. Quelle galĂšre!
Nous attendons un peu, dans lâespoir de voir arriver un bateau qui pourrait nous amener avec notre canoĂ« et nos courses sur notre Ăźle, mais rien ne bouge. Nous nous mettons donc en route, Ă pied. Nous emmenons dâabord nos courses. Le chemin nâest pas long, une dizaine de minutes, mais le sentier est Ă©troit et il monte et descend sans arrĂȘt. Nous dĂ©posons nos courses prĂšs de la rive et repartons chercher notre canoĂ«. ChargĂ©s de notre fardeau, nous attirons la curiositĂ© de quelques commerçants. « Câest lourd ces canoĂ«s! Vous allez loin avec? » Le rĂ©cit de notre mĂ©saventure dĂ©clenche une volĂ©e dâappels tĂ©lĂ©phoniques aux uns et aux autres, ceux qui ont un bateau et seraient susceptibles de pouvoir nous aider Ă rapatrier le nĂŽtre jusque chez nous. Lâun dâeux est concluant, rendez-vous une demi-heure plus tard Ă lâendroit oĂč nous avons laissĂ© nos courses. Nous repartons donc, toujours chargĂ©s mais heureux de voir la situation prendre un tour inespĂ©rĂ©. Heureux aussi, et surpris, de la solidaritĂ© des riverains avec les dĂ©butants que nous sommes. Pas de moqueries, pas de rĂ©probation, de la sollicitude et de la gĂ©nĂ©rositĂ©. Finalement, ce nâĂ©tait peut-ĂȘtre pas si bĂȘte de se mettre ainsi dans le pĂ©trin.
Sauvetage mirage
Le gars qui sâest rendu disponible pour nous aider nous accueille en nous prĂ©venant quâil ne garantit pas le succĂšs du sauvetage quâon entreprend. Son moteur de bateau est encrassĂ© et tousse rĂ©guliĂšrement avant de tristement caler. Il nâest pas sĂ»r quâon pourra faire la traversĂ©e mais veut quand mĂȘme essayer. On embarque donc dans son petit bateau, les vagues nous ballottent terriblement, elle envahissent le pont sur lequel nous nous agrippons comme nous pouvons. Nous ne sommes rien face Ă cette mer « peu agitĂ©e » que je trouve, moi, trĂšs remuante. Nous nous regardons avec Robin, lâun comme lâautre peu rassurĂ©s Ă lâidĂ©e de cette traversĂ©e qui semble mal engagĂ©e. Le bateau peine Ă avancer, il ne peut se diriger directement vers le continent, cela signifierait prendre les vagues Ă 90 degrĂ©s, ce qui serait trop brutal pour le bateau dont la coque claque dĂ©jĂ fort contre lâeau Ă chaque vague dĂ©passĂ©e. Le conducteur nâa pas lâair anxieux mais, aprĂšs une petite demi-heure dans les flots, il renonce cependant: le moteur travaille trop, la distance est trop grande, la mer trop forte et il a ses enfants Ă aller chercher Ă lâĂ©cole! On fait donc demi-tour, tant pis pour notre bateau, nous irons le chercher le lendemain si le temps est plus clĂ©ment.
Notre nouvel ami nous dĂ©pose prĂšs de notre canoĂ« et nous invite Ă passer boire une biĂšre chez lui, Ă lâoccasion. Nous qui pensions que notre nouvelle vie serait synonyme de rĂ©clusion, nous voilĂ dĂ©jĂ sur la route de nouveaux compagnons. Nous rentrons tranquillement chez nous, heureux bien quâinquiets pour notre bateau que nous craignons dâavoir mal amarrĂ©. Sâil se dĂ©tache sous les coups du vent, câest la cata⊠Le lendemain matin, alors que nous nous prĂ©parons pour une nouvelle traversĂ©e de lâĂźle voisine avec notre canoĂ« Ă bout de bras, nous tombons sur notre bateau, sagement attachĂ© Ă sa bouĂ©eâŠ
Miracle?
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