L’âge pivot du nomade (suite) 🇺🇸 Les carnets d’ailleurs de Marco et Paula #236
Marco vous propose, avant de lire cette rubrique, de vous mettre en train en écoutant la Danse macabre de Saint-Saëns.
Memento mori — « souviens-toi que tu vas mourir ». C’est ce que cette fresque dans l’église de Hrastovlje tenait à rappeler à ses ouailles médiévales. Étudiant, j’avais placé sur mon bureau un crâne — pas une reproduction, le véritable crâne d’un inconnu — qu’un ami, qui avait les mêmes penchants que moi, était allé récupérer dans un cimetière où avaient lieu des excavations. Je trouvais la chose parfaitement normale, mais mes parents et quelques amis se posaient, je crois bien, quelques questions. Quand la saison s’y prêtait, j’ajoutais une rose coupée dans le jardin, reproduisant sans le savoir alors les fameuses vanités (natures mortes avec crâne)* du 17ème siècle flamand.
Quoiqu’il en soit, ma vocation pour le nomadisme peut être retracée, je crois bien, à partir de ce moment: il me fallait absolument échapper à l’enlisement dans une vie conventionnelle dont je sentais l’emprise sur ma ville de province natale, et qui se résumait alors, dans ma compréhension du monde, avec le mot « retraite » puis avec le mot « raisonnable ». Je ne voyais pas l’intérêt d’être « raisonnable » quand on a la mort aux talons. Et la retraite me paraissait n’être rien d’autre qu’un rite de pré-enterrement. Une danse hypnotique autour d’un cercueil. Une descente en pente douce dans l’abîme.
Mes voyages en Afrique et mes explorations du Moyen Âge et de l’histoire plus généralement, ont, au fil des années, accentué ma perplexité. La retraite est définitivement une invention de notre monde industrialisé; en Afrique et ailleurs la retraite n’existe pas (ou quasiment) parce que les fonds ne sont pas là et que, au village, on ne peut pas se retirer, on reste plus ou moins entraîné dans la mêlée, qu’on le veuille ou non. Et puis aussi on ne s’éternise pas, les progrès de la médecine s’étant cantonnés aux grandes villes et à la maigre classe moyenne.
La retraite, et notamment ce phénomène pervers de l’allongement des vies et des retraites (l’un ne devant pourtant pas nécessairement découler de l’autre) a progressivement pris le contrôle des vies, celles-ci étant de plus en plus orientées, ou plutôt prises en otage par la nécessité de financer et préparer les mythiques années d’or de la retraite, d’où cette question qu’un financier a récemment posé à ma fille qui sortait juste de l’université: »Vous avez pensé à votre plan-retraite?« .
Je ne vais pas discuter ici des différences qui se sont construites entre la retraite des uns, ceux qui peuvent à peine survivre à leur retraite en raison de leur isolement et de leurs pensions en peau de gros chagrin, et celle des autres, ceux qui sont ciblés par les magazines, l’industrie parapharmaceutique, les agences immobilières et les sociétés de gestion des maisons de retraite (incapacité et invalidité obligent). Ces retraités-ci, clairement, ont plus de chance, même si la grande majorité d’entre eux se retrouvent à d’abord s’occuper des jeunes petits enfants dont les parents vont au travail avec leur propre retraite pour horizon, puis à attendre la fin dans des états plus ou moins perclus, en étant plus ou moins conscients, plus ou moins désespérés et tétanisés par la mort qui approche.
À cette heure tardive, il n’est alors plus temps de se raccrocher au Memento Mori des Stoïciens de notre antiquité. Leur injonction de regarder la mort chaque jour, chaque matin et chaque soir, sert à vivre conscient et debout. Las, entre temps la chrétienté a ajouté le péché, la honte et l’enfer à la perspective de la mort, qui n’est alors plus vraiment regardable.
Bref, pour revenir au propos initial, c’est cette vision digne d’un tableau de Hieronymus Bosch qui me tint à l’écart des plans de carrière et des plans de retraite et fit de moi un nomade, sans autre âge pivot que celui de sa mort.
* Une vanité est une représentation allégorique de la mort et de la vacuité des passions et activités humaines. Ce genre pictural naît dans les années 1620 à Leyde aux Pays-Bas, dans une atmosphère marquée par le calvinisme. Prisées le temps du baroque, les vanités vont quasiment disparaître au XVIIIe siècle.
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