Quand un très grand écrivain emmène son lecteur dans un boui-boui de Netanya sur la côte israélienne pour entendre le « one man show » » racoleur et pathétique de Dovalé. Quand le dit comédien explose les digues du genre pour essayer de dire la faille d’une vie d’enfant marchant sur les mains. Quand Grossman pose encore et toujours la question du déchirement intérieur et des états d’être.
Un cheval entre dans un bar et commande une pression, puis un whisky, puis rien… On ne saura pas. Dovalé poursuit avec d’autres railleries, ricane, se moque du spectateur qu’il tient à portée pour faire saliver et rire ses voisins… Avant l’effondrement. Le stand-up dont Grossman nous fait spectateur va voler en éclats.
Le narrateur de ce récit à pleurer est un ancien ami de classe, convoqué par l’humoriste bien après qu’ils se sont perdus de vue. Les deux sont en souffrance. Le premier est un juge, Avishaï, désormais veuf et inconsolable, qui accepte la convocation d’un ami d’enfance jamais revu au pied de la scène. En substance, viens pour m’écouter! au prétexte de l’avis que tu me donneras. On imagine une culpabilité inconsciente qui traîne dans la tête d’un magistrat peu adepte de ce genre de représentations et de leur vulgarité.
Dans le regard et dans l’oreille de ce spectateur singulier, Dovalé, le « champion catégorie du non-être », dans son délire de vérité destructeur, va inscrire le pan de sa vie manquant à leur histoire commune. Il dévoile, entre deux grivoiseries et deux rires gras du public, cette blessure d’adolescence qui l’a laissé sans répit.
« Il soupire. Racle de la main les îlots clairsemés de cheveux sur sa tempe. Il a l’intuition, bien entendu, que son show commence à prendre une mauvaise tournure. Il y a une branche qui pèse plus lourd sur l’arbre. Cela, les spectateurs le ressentent également. Ils se regardent, se trémoussent, angoissés. Ils comprennent de moins en moins ce à quoi on les contraint de pariciper ici. Je suis convaincu qu’ils se seraient depuis longtemps levés pour partir, voire qu’ils auraient sorti le clown de scène à coups de sifflets et de huées, n’était la tentation à laquelle il est si difficile de résister : la tentation de lorgner l’enfer d’autrui. »
Les deux gamins suivaient alors un stage militaire dans le sud israélien. Quand Dovalé, souffre douleur du camp, entend le début de l’histoire du cheval, il a 14 ans. Il est dans une voiture qui l’emmène à Jérusalem pour enterrer l’un de ses deux parents. Il ne sait pas lequel. Personne de son encadrement n’a pensé à lui expliquer la situation. Durant les longues heures du trajet, le soldat qui le conduit, aussi ignorant que lui du deuil à venir, n’a que des dizaines de blagues à lui raconter. Piteuse tentative de consolation… La vie de Dovalé a basculé sur ce chemin alors qu’il s’est déchiré à s’empêcher le choix d’une mort annoncée. Celle de son père. Celle de sa mère. Quarante plus tard, sur une estrade, il expie encore.
On est loin formellement dans ce roman plutôt court et traduit de l’Hébreu par Nicolas Weill des livres précédents de David Grossman, le bouleversant Une femme fuyant l’annonce en 2011 ou le Tombé hors du temps en 2013 mais on lit dans ces trois textes qui disent l’enfant inconsolable, la mère qui veut empêcher l’advenue de la mort du fils, le père qui part après un long temps de silence à la recherche de l’enfant disparu, la même volonté de toujours mieux approcher les conséquences de la disparition de l’autre aimé. La mort d’Uri, le fils de David Grossman, pendant son service militaire au Sud-Liban en 2006, est connue. Elle permet en partie de comprendre ce moment de l’oeuvre de Grossman, ce besoin récurrent de fouiller les états d’âme, de conscience et de douleur de celles et ceux qui vivent dans ses livres. Des humains ordinaires mais si singuliers dans leur destin : partager une même terre.
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