Lettres ou ne pas être #62: Source et nuage
« Nuages et brumes roulent leurs vagues vers les confins du ciel […] / Ne faiblis point ô souffle / emporte ma barque vers les Îles désirées ! » (« Sur l’air de « Yu-chia-ao » », Li Ch’ing-Chao, XIe siècle)
Allez, pour ceux qui en veulent encore – et je suis sûre qu’ils sont nombreux – une dernière page estivale au chapitre zen de ce journal.
J’ai décidé que mon été serait poétique, parce que lire des haikus ne peut que reposer de Proust et de mes longs romans du XXe siècle. À défaut de haikus, j’achète dans un premier temps une anthologie de poésie chinoise composée et traduite par François Cheng – toujours lui : Entre Source et Nuage. Voix de poètes dans la Chine d’hier et d’aujourd’hui, publiée chez Albin Michel depuis un certain temps déjà.
Lire des poètes qui écrivirent il y a plus de mille ans à l’autre bout du monde, c’est très reposant parce que ça dépayse. Moi qui ne connais de la Chine que la Révolution culturelle, quelques films du genre Épouses et concubines et les étudiants fortunés de mon école d’été, ça me fait du bien d’imaginer cet extrême Orient au temps de la dynastie des T’ang (618-907) ou des Sung (960-1279). À ce moment-là, il n’y avait ni pollution, ni censure de Wikipedia ou de facebook ni politique de l’enfant unique mais des lettrés-artistes cultivaient la « Triple-Excellence », à savoir la poésie, la peinture et la calligraphie, qui étaient selon François Cheng « l’expression la plus haute de la spiritualité chinoise ».
Imaginez la « Plaine Centrale » au Nord de la Chine, traversée par le fleuve Jaune et son affluent qui s’appelle, je suis contente de l’apprendre, la Huai. Autour de ce fleuve, que j’imagine sans doute à tort comme une Loire exotique et propice à l’inspiration, des poètes profitent de la prospérité et d’une longue trêve pour raconter leurs travaux et leurs jours, leurs plaisirs et leurs peines. Leur poésie n’est pas empreinte de néo-platonisme comme les sonnets de la Renaissance, mais on y trouve déjà les trois courants de la pensée chinoise : le taoïsme, le confucianisme et le bouddhisme.
Alors quand le métro s’arrête encore à cause de la chaleur ou d’un incident voyageur, je me fais un petit périple spirituel en lisant deux ou trois poèmes de Li Po ou de Tu Fu. En quelques lignes, le « lü-shih » (ou « poésie régulière ») de Tu Fu m’embarque au temps de la rébellion de An Lu-shan, des invasions tartares et des exodes interminables. Je regarde mes voisins d’un air farouche en lisant que : « Quand on tend son arc / Faut le tendre fort ! / Quand on prend sa flèche, / faut la choisir longue ! / Avant d’attaquer, / Visons le cheval. / S’il faut des captifs, saisissons le chef. »
Je ne saurais trop qui choisir comme bouc-émissaire parmi mes voisins de métro que la chaleur défait tout autant que moi, et je me tourne vers des poèmes plus méditatifs, ou plus Yin et moins Yang – en essayant de visualiser des soirs d’été à la campagne :
« Rives aux herbes menues. Brise légère.
Barque au mât vacillant, seule dans la nuit.
S’ouvre la plaine aux étoiles suspendues ;
Surgit la lune, pressant les flots du fleuve.«
À peu de choses près, on pourrait accuser Tu Fu d’avoir plagié par anticipation un ou deux poèmes de Rimbaud, notamment le célèbre : « Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers, / Picoté par les blés, fouler l’herbe menue. / Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds. / Je laisserai le vent bercer ma tête nue. » Le plagiat par anticipation, c’est un livre génial de Pierre Bayard qui bouleverse nos repères critiques et chronologiques en suggérant avec malice – mais de manière très convaincante – que certains auteurs semblent parfois plagier par anticipation un autre auteur qui leur sera postérieur, dans une capsule textuelle qui détonne avec le reste de leur œuvre mais qui présente des similarités frappantes avec l’œuvre à venir, comme si l’auteur n°1 avait eu une sorte d’intuition ou de flash forward de cette œuvre future. Ceci dit dans le cas de Tu Fu, on ne peut pas vraiment parler de plagiat par anticipation, d’autant que la ressemblance avec Rimbaud est peut-être juste un effet de la traduction.
Dans cette anthologie, mes petits coups de cœur vont finalement aux deux femmes qui ont su marquer la poésie chinoise, Li Ch’ing-Chao qui a vécu dans les années 1100 et Ping Hsin que je m’imagine un peu comme la Virginia Woolf de la Chine des années 20 et à laquelle je m’identifie parfaitement quand elle écrit :
« Trop longtemps assise
Ouvre grand la fenêtre : la mer
Ta nostalgie infinie
Livre-la aux confins du ciel
Là où jusqu’à l’oubli s’étendent les vagues
Seule sur la cime,
se peut-il que l’univers soit à moi seule […]
Chasse la pensée ;
Mets une cape doublée
Et sors
Loin des maisons silencieuses éclairées par les lampes… […]
Un geste d’adieu –
Suis ton cours à loisir vers le monde des hommes
Tandis que je reste près de la source
attentive aux mystérieux échos«
Il y a moi aussi trop longtemps que je suis assise, il est grand temps que je sorte des bibliothèques éclairées par des lampes et que j’oublie de penser pour retrouver la mer et la montagne corses… Dans la Recherche, Legrandin conseille au héros de conserver toujours un morceau de ciel au-dessus de sa vie. Une fois n’est pas coutume je vais reprendre à mon compte ce conseil de l’affreux snob et j’ajouterai qu’en temps de canicule et de burn-out, il faut puiser de l’énergie en revenant aux essentiels : la source qui désaltère et les nuages qui rafraîchissent.
J’ai décidé que mon été serait poétique, parce que lire des haikus ne peut que reposer de Proust et de mes longs romans du XXe siècle. À défaut de haikus, j’achète dans un premier temps une anthologie de poésie chinoise composée et traduite par François Cheng – toujours lui : Entre Source et Nuage. Voix de poètes dans la Chine d’hier et d’aujourd’hui, publiée chez Albin Michel depuis un certain temps déjà.
Lire des poètes qui écrivirent il y a plus de mille ans à l’autre bout du monde, c’est très reposant parce que ça dépayse. Moi qui ne connais de la Chine que la Révolution culturelle, quelques films du genre Épouses et concubines et les étudiants fortunés de mon école d’été, ça me fait du bien d’imaginer cet extrême Orient au temps de la dynastie des T’ang (618-907) ou des Sung (960-1279). À ce moment-là, il n’y avait ni pollution, ni censure de Wikipedia ou de facebook ni politique de l’enfant unique mais des lettrés-artistes cultivaient la « Triple-Excellence », à savoir la poésie, la peinture et la calligraphie, qui étaient selon François Cheng « l’expression la plus haute de la spiritualité chinoise ».
Imaginez la « Plaine Centrale » au Nord de la Chine, traversée par le fleuve Jaune et son affluent qui s’appelle, je suis contente de l’apprendre, la Huai. Autour de ce fleuve, que j’imagine sans doute à tort comme une Loire exotique et propice à l’inspiration, des poètes profitent de la prospérité et d’une longue trêve pour raconter leurs travaux et leurs jours, leurs plaisirs et leurs peines. Leur poésie n’est pas empreinte de néo-platonisme comme les sonnets de la Renaissance, mais on y trouve déjà les trois courants de la pensée chinoise : le taoïsme, le confucianisme et le bouddhisme.
Alors quand le métro s’arrête encore à cause de la chaleur ou d’un incident voyageur, je me fais un petit périple spirituel en lisant deux ou trois poèmes de Li Po ou de Tu Fu. En quelques lignes, le « lü-shih » (ou « poésie régulière ») de Tu Fu m’embarque au temps de la rébellion de An Lu-shan, des invasions tartares et des exodes interminables. Je regarde mes voisins d’un air farouche en lisant que : « Quand on tend son arc / Faut le tendre fort ! / Quand on prend sa flèche, / faut la choisir longue ! / Avant d’attaquer, / Visons le cheval. / S’il faut des captifs, saisissons le chef. »
Je ne saurais trop qui choisir comme bouc-émissaire parmi mes voisins de métro que la chaleur défait tout autant que moi, et je me tourne vers des poèmes plus méditatifs, ou plus Yin et moins Yang – en essayant de visualiser des soirs d’été à la campagne :
« Rives aux herbes menues. Brise légère.
Barque au mât vacillant, seule dans la nuit.
S’ouvre la plaine aux étoiles suspendues ;
Surgit la lune, pressant les flots du fleuve.«
À peu de choses près, on pourrait accuser Tu Fu d’avoir plagié par anticipation un ou deux poèmes de Rimbaud, notamment le célèbre : « Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers, / Picoté par les blés, fouler l’herbe menue. / Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds. / Je laisserai le vent bercer ma tête nue. » Le plagiat par anticipation, c’est un livre génial de Pierre Bayard qui bouleverse nos repères critiques et chronologiques en suggérant avec malice – mais de manière très convaincante – que certains auteurs semblent parfois plagier par anticipation un autre auteur qui leur sera postérieur, dans une capsule textuelle qui détonne avec le reste de leur œuvre mais qui présente des similarités frappantes avec l’œuvre à venir, comme si l’auteur n°1 avait eu une sorte d’intuition ou de flash forward de cette œuvre future. Ceci dit dans le cas de Tu Fu, on ne peut pas vraiment parler de plagiat par anticipation, d’autant que la ressemblance avec Rimbaud est peut-être juste un effet de la traduction.
Dans cette anthologie, mes petits coups de cœur vont finalement aux deux femmes qui ont su marquer la poésie chinoise, Li Ch’ing-Chao qui a vécu dans les années 1100 et Ping Hsin que je m’imagine un peu comme la Virginia Woolf de la Chine des années 20 et à laquelle je m’identifie parfaitement quand elle écrit :
« Trop longtemps assise
Ouvre grand la fenêtre : la mer
Ta nostalgie infinie
Livre-la aux confins du ciel
Là où jusqu’à l’oubli s’étendent les vagues
Seule sur la cime,
se peut-il que l’univers soit à moi seule […]
Chasse la pensée ;
Mets une cape doublée
Et sors
Loin des maisons silencieuses éclairées par les lampes… […]
Un geste d’adieu –
Suis ton cours à loisir vers le monde des hommes
Tandis que je reste près de la source
attentive aux mystérieux échos«
Il y a moi aussi trop longtemps que je suis assise, il est grand temps que je sorte des bibliothèques éclairées par des lampes et que j’oublie de penser pour retrouver la mer et la montagne corses… Dans la Recherche, Legrandin conseille au héros de conserver toujours un morceau de ciel au-dessus de sa vie. Une fois n’est pas coutume je vais reprendre à mon compte ce conseil de l’affreux snob et j’ajouterai qu’en temps de canicule et de burn-out, il faut puiser de l’énergie en revenant aux essentiels : la source qui désaltère et les nuages qui rafraîchissent.
A suivre.
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