« Entre les deux il n’y a rien » de Mathieu Riboulet 1960-2018: deuils impossibles
Entre sa première expérience sexuelle et le deuil de la politique, Mathieu Riboulet propose sa chronologie personnelle des années 1970. Son récit revient sur des années de formation sexuelle et européenne, en dégageant une identité politique et poétique radicale.
Dès l’ouverture de ce récit à la première personne, Mathieu Riboulet nous met en garde: toute chronologie, qu’elle soit historique ou individuelle, est une fiction. Enfant du xxe siècle, Riboulet sait que toute connaissance historique est une recréation qui puise aux sources de la vie, de la littérature et de la politique. Et pour échapper aux pièges d’une certaine littérature et de toute politique, Riboulet recentre l’histoire sur le plus intime de lui-même: son corps.
Parce que le corps, comme l’ont montré bien des historiens et des philosophes, de Foucault à Corbin, est le tout premier lieu où s’impriment la marque de l’histoire et la puissance du politique. Le sens de l’histoire pour Riboulet, c’est d’abord le corps de son arrière-grand-mère dont le bonnet de laine noire et les mitaines racontent encore Sedan et le massacre des Communards. Et c’est surtout le corps des ouvriers, qui coïncide souvent avec le corps des immigrés, qu’il croise sur le pont de Boulogne-Billancourt. Pour l’enfant de douze puis de quatorze ans, la prise de conscience de son homosexualité est indissociable d’une prise de conscience politique.
Le sens de l’histoire, c’est donc dans sa chair qu’il l’éprouve d’abord, avec l’irruption d’un désir que les institutions réprouvent encore et d’où jailliront à la fois son engagement politique et sa poétique. Offrir son corps aux ouvriers, faire jouir les opprimés, c’est la charité iconoclaste dont Riboulet se fait l’apôtre, en bon samaritain paradoxal et militant. En un détournement assumé des références religieuses, qui caractérisait déjà Les Œuvres de miséricorde, ce nouveau récit de vie développe une mystique de la rencontre entre les corps: toucher le corps de l’autre, c’est être touché par la grâce, comme le montre également le recueil de six textes brefs qu’il publie chez Verdier, Lisières du corps.
Le deuil de l’Europe?
À travers ses voyages et ses amours d’adolescent, c’est aussi une prise de conscience et un désenchantement de jeune Européen que nous raconte ce livre. Les voyages en Pologne, en Italie et en Allemagne, avec ses parents d’abord, des amis et des amants ensuite, dessinent les bornes de cette chronologie personnelle qui commence en 1972, avec la mort de Pierre Overney et s’achève en 1978, quand le corps d’Aldo Moro, tué par les Brigades Rouges, est retrouvé à Rome, dans le coffre d’une 4L.
Ce livre bâtit ainsi, de manière litanique et hargneuse, le tombeau des morts tués « comme des chiens » par la Raison d’État, en temps de paix: Pierre Overney, Georg von Rauch, Thomas Weisbecker, Ulrike Meinhof… La liste s’allonge et Riboulet évoque la tentation de prendre les armes pour disputer à l’État le monopole de la violence. Face aux logiques institutionnelles en tous genres, il affirme un droit à la vie et à la révolte, pour essayer de refuser l’Europe qui s’est construite après Yalta.
Avec une insistance implacable, Riboulet dénoue ainsi les fils de « la pelote européenne » qui réunit les trois scandales dont l’enfant de douze ans commence à prendre conscience quand ses parents l’emmènent en Pologne en 1972 : le scandale d’Auschwitz, le scandale de « la mort d’État » dans l’Italie et l’Allemagne des années 1970, et le scandale de « la mort d’épidémie » avec l’irruption du sida. Dès lors, ce récit donne à entendre un chant de mort profondément sombre, et les répétitions moroses qui scandent cette partition presque musicale semblent accompagner un processus de deuil, celui de la politique à laquelle il renonce à la fin des années 1970.
L’espace de la littérature semble finalement l’ultime lieu d’action, où Riboulet manifeste encore une fois la grande beauté de son style. Sa vision de l’Europe et de l’histoire est d’un radicalisme désespérant, mais une forme de grâce et de rédemption se dégage tout de même de la pureté de cette langue, qui signe la véritable identité, poétique plus encore que politique, de Riboulet.
Entre les deux il n’y a rien – Mathieu Riboulet – Verdier
Lire un extrait
Entretien avec Mathieu Riboulet
Mathieu Riboulet était invité de Des Mots de Minuit le 24 septembre (en compagnie de Richard Ford, Jean-Louis Fournier et Sophia Aram):
(Réalisation: Guy Saguez)
La critique Littéraire desmotsdeminuit.fr
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